mardi 14 septembre 2010

comment nous sommes arrives a FASSION

a la decouverte du chateau de fassion


Par une belle journée de juillet 2007, nous  avions rdv à st Etienne de st Geoirs avec des agents immobiliers pour visiter une maison du 18éme siècle, que nous avions repéré sur un site Internet spécialisé.
Comme nous étions très en avance sur l'heure de notre rendez vous, nous décidâmes d'aller découvrir cette petite ville, célèbre pour avoir donné naissance au  robin des bois français " louis Mandrin * " contrebandier et dépouilleur des fermiers généraux, alors haïs par la population, qu'ils saignaient a blanc sans aucuns scrupules, en levant les impôts pour le compte de l'administration des finances du roi LOUIS XV
louis mandrin attaquait les fermiers généraux avec sa bande, et redistribuait une partie de ses immenses butins au plus pauvres - telle est la légende-,  mais la vérité est un peu différente, nous le verrons au cours de ce récit.
Nous commençâmes donc notre  visite par la maison de la mère de mandrin, aujourd'hui encore habitée par ses descendants la famille Veyron-Churlet, elle ne se visite pas a l’intérieur.
De l'extérieur restent quelques fenêtres à meneaux de belle facture, hélas gâchées par d'affreux volets  pliants métalliques, portes et autres menuiseries à l'avenant.
quel gâchis,  sur une belle maison fin XVe début XVI éme siècle, construite en galets roulés, cailloux charriés et polis par une rivière, abondants dans ces lieux, reliefs  de temps géologiques lointains.
Puis nous dirigeâmes nos pas vers la maison natale du  fameux contrebandier, nouvelle déception, une demeure ordinaire, elle se dresse au centre du village, près du marché sur la place de la halle, peinte d'une couleur mauve du  plus bel effet... probablement bâtie à  la même époque que la maison de la mère de mandrin au XVIe siècle, de fenêtres a meneaux, plus de traces, recouvertes d’un affreux enduit dit « tyrolien » à la mode dans les années 60.  Ses trois étages reposaient sur des voûtes en ogives qui faisaient du rez-de-chaussée une sorte de halle (photo 1). Celle ci appelée communément « les poëlles » (du latin pallium, abri, le patois gallo-romain du pays l'appelait lo Peylo)  est une propriété communale. Le père de Mandrin, ayant cédé son puits à la communauté villageoise, édifie un magasin à l’angle nord-ouest de cette halle. Cette boutique sert aussi de débit de boissons. Elle a, malheureusement, perdu ses belles arcades en 1918 (photo 2). il s’agit maintenant de l’actuel pressing. (Photo 3) seule une banale plaque indique au  visiteur «  qu'ici est né louis mandrin. Capitaine général des contrebandiers »
Poursuivant notre promenade nous dirigeâmes nos pas en direction d'un lieu appelé "la forteresse" et longeâmes un mur très élevé, au dessus duquel nous pouvions apercevoir un bout de toiture recouverte de tuiles écailles et dont la pente nous laissait a penser qu'il appartenait, sans aucun doute, a une de ces merveilleuses maison dauphinoises, dont les toits pentus avaient enchantés mon enfance. (Je suis né à Grenoble dans une très vieille famille Dauphinoise)
notre curiosité étant éveillée, nous suivîmes le mur d'enceinte en pensant qu'a un moment ou à un autre nous verrions les bâtiments cachés derrière .mais hélas les épaisses frondaisons des grands arbres nous en masquaient toute vue.
En désespoir de cause, j'eus soudain l'idée, me payant de culot, de  demander à un riverain si l'on pouvait de ses fenêtres, voir dans le parc. gentiment il nous dit que l'on voyait, un peu, de la fenêtre de ... sa salle de bain, et il s’en fut, derechef, nous chercher un tabouret sur lequel il fallut monter pour apercevoir une sublime maison, d’apparence mal entretenue, entourée de hauts arbres, certainement plus que centenaires.
Je ne sais pourquoi je lui demandais si cette propriété était à vendre ?
Sa réponse fut "oui, mais vous arrivez trop tard elle est vendue" malgré tout notre hôte occasionnel, pas très sur de sa réponse, nous dit d'aller voir son ami l’ancien boucher, qui habitait un peu plus bas et qui devait savoir exactement de quoi il en retournait et, nous dit il, avait les clefs de la propriété.
Aussitôt dit aussitôt fait, nous étions à sa porte, celui ci nous confirma qu'il avait les clefs du parc, mais pas des bâtiments, et qu'il pouvait nous faire entrer, la maison étant en vente mais pas encore vendue.

1-la maison de mandrin au XVIIIe siècle
2-la maison de mandrin au début du XXe siècle
3-la maison de mandrin aujourd’hui XXIe siècle «  un pressing »
Notre sang ne fit qu'un tour et nous le pressâmes de nous emmener visiter, ce qui  fut fait dans le quart d'heure.
et là ce fut le choc ce n'était pas une maison mais un petit château, nous en tombâmes immédiatement amoureux, et oui, ce fut une histoire d'amour entre Fassion  , car tel est son nom, et nous. Un coup de foudre.
La suite, que nous allons vous narrer plus loin, devait nous réserver bien d'autres surprises



Ci dessous un mail que nous avons reçu d'un prénommé CEDRIC petit fils de la dernière châtelaine de Fassion
Bonjour.
 J’ai passé toute mon enfance dans le château de Fassion et la vente de ce dernier par mon cousin reste comme le drame de ma vie. Ma grand mère Christiane Danière née romain et mariée à Paul Danière furent les derniers châtelains du domaine qui par ailleurs a appartenu également à la famille de Mandrin (sic…?) Ainsi qu'a celle du musicien Berlioz. Une histoire circulait depuis des générations dans ma famille qui raconte qu'un tunnel souterrain se trouverait sous le champ situé au dessus du château et ressortirait à la sortie de la ville. Légende ou vérité je n'en sais rien mais histoire tenace dans la famille. Je possède 2 ou 3 dessins fait au crayon par l'un de mes ancêtres, datés de 1891 et qui représente le château. Mon autre grand mère aurait en sa possession quelques documents beaucoup plus ancien. J’ai passé dans ce château les plus belles années de mon enfance et les pires de ma vie aussi, et j'y resterai attaché pour le restant de mes jours. Mon rêve ? Pouvoir un jour vous racheter "mon" château, y faire grandir mes enfants et mes petits enfants, et le transmettre ainsi de générations sans que jamais plus l'appât du gain ne vienne entraver de nouveau cette douce utopie. BYE
15/06/08 19:55

La famille de BARRAL posséda le château depuis … ? Et le revendit a Joseph BERLIOZ en 1740 ?










































a propos de louis mandrin capitaine des contrebandiers


* louis mandrin
Naissance

louis mandrin est né le 11 février 1725 à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs ! Dans le Dauphiné (à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Grenoble en bordure de la plaine de bièvre).
il est le fils aîné d'une vieille famille dauphinoise installée à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs au XVIIe siècle. Son père François Antoine Mandrin est négociant marchand et maquignon. il est aussi notable et prend part aux assemblées villageoises. Sa mère marguerite Veyron-Churlet est également issue d’une famille stéphanoise aisée. Ensemble, ils ont neuf enfants : louis, pierre Maurice, Claude, Antoine François, jean, marie, Marianne, Annie, cécile.

Déchéance
Sociale

Suite au décès de son père le 20 janvier 1742, louis devient, à 17 ans, le chef de famille. il est désormais à la tête d’un commerce et d’une exploitation agricole. Alors qu’il est couvert de dettes il perd un long procès de bornage en 1746 et est condamné à de lourds dommages et intérêts. la guerre de succession d’Autriche offre peut être à mandrin l’opportunité d’assainir sa mauvaise situation financière. le 1er mai 1748, il signe avec les banquiers lyonnais Archimbaud, Dubois et Cie un traité par lequel il s’engage à fournir 97 mulets pour transporter à travers les alpes les vivres et fournitures nécessaires aux troupes du maréchal Belle-Isle engagées en italie. Cette entreprise, qui dure du 27 mai 1748 au 19 juillet 1749, est un désastre. Il perd de nombreux mulets. De retour en Dauphiné, il n’obtient pas les indemnités qu’il réclame pour le travail fourni. De nouveau ses difficultés s’accroissent. La gêne dans laquelle tombe la famille mandrin les incite à voler et ils sont condamnés une fois de plus. Louis recourt alors à des expédients et négocie du tabac de contrebande à grenoble. Quant à ses frères, pierre et Claude mandrin, ils imaginent un plan de vol de l’église. Le parlement de Grenoble les condamne à la flétrissure (on marque l’épaule du condamné au fer rouge des lettres gal pour galérien) et aux galères à vie. Les deux frères s’enfuient. Seul leur complice subit la sentence. Louis décide alors de venger ses frères et le curé terrorisé s’enfuit du village. Le déshonneur est complet pour la famille Mandrin. De plus, le 29 mars 1753, a lieu le tirage au sort de la milice. Pierre Brissaud fils de Claude Brissaud, ancien associé et ami de louis mandrin, est désigné. Son père décide de le faire évader. Un certain pierre roux, lui aussi désigné par le sort, cherche à s’emparer du jeune homme pour le faire servir à sa place. il se heurte avec ses deux frères et trois amis à louis mandrin, benoît Brissaud (frère de pierre) et deux de leurs amis. le combat est sanglant. Les deux frères de pierre roux sont tués à coups de fusil. L’intendant du Dauphiné condamne Claude Brissaud à 500 livres d’amende. Son fils pierre servira 10 ans dans les milices. Son fils benoît, lui, est pendu à Grenoble place du breuil le 21 juillet 1753. Sa tête est exposée sur le lieu du crime. Quant à mandrin et ses compagnons, ils sont condamnés aux galères. Louis mandrin prend la fuite et de ce fait est accusé d’être l’auteur principal du crime. Parallèlement, pierre mandrin, frère de louis, est pendu pour faux-monnayage.

Contrebande**

contraint à se réfugier dans la clandestinité, louis mandrin rejoint alors le Pont-de-Beauvoisin et entre dans la bande du contrebandier jean Bélissard. il en devient vite le chef. Sa troupe, constituée de paysans et de soldats déserteurs, est une véritable armée de plusieurs centaines d’hommes.
Depuis la suisse et la Savoie, alors terre étrangère, il mène six campagnes en France de janvier à décembre 1754. Il parcourt alors des centaines de kilomètres à travers le Dauphiné, l’auvergne, le Languedoc, la bourgogne et la franche-comté.
Louis mandrin séduit la population en lui permettant d'acquérir à bas prix des produits coûteux comme le sel ou le tabac, des marchandises rares ou prohibées comme les indiennes (toiles de coton imprimées aux indes et importées par l'Angleterre dont le commerce est interdit en France), des montres, des bijoux ou encore des livres protestants. le clergé et la noblesse investissent même dans son entreprise.
C’est avant tout le fait qu'il s'en prenne à la ferme générale (collecteurs d'impôts indirects), qui fait de lui un héros aux yeux du peuple. En effet, il tient la ferme générale pour responsable de sa ruine et de la pendaison de son frère pierre. il déclare une véritable guerre contre l’institution la plus puissante et la plus impopulaire de l’ancien régime. il ruine et ridiculise les fermiers généraux allant même jusqu'à vendre aux employés de la ferme générale, sous la menace, les marchandises qu’il a volées

Arrestation et condamnation

Les douaniers et la maréchaussée sont impuissants contre ce trafic. Exaspérée, la ferme générale en appelle au roi louis XV et à son armée. Au cours de sa sixième campagne, mandrin est poursuivi sans relâche par le premier régiment des chasseurs de l’armée française dirigé par le lieutenant-colonel fischer. Et pour la première fois, le 20 décembre 1754, mandrin et sa troupe sont mis en fuite lors de la bataille de Gueunand. Le traumatisme est tel que le capitaine reculera indéfiniment sa septième campagne qui, en fait, n’aura pas lieu. Dans la nuit du 10 mai au 11 mai 1755, les argoulets du régiment du colonel de la Morlière franchissent la rivière Guiers au gué dit d’Avaux à Romagnieu et entrent illégalement dans le duché de Savoie pour enfin capturer mandrin. Réfugié au château de Rochefort en Novalaise, trahi, louis mandrin est arrêté en compagnie de son lieutenant Dhuet Saint Pierre jean François alias jambon. Ils sont ramenés à valence. Le roi de Sardaigne, Charles Emmanuel III, devant cette intrusion dans son territoire, demande l'extradition de mandrin. Afin d’éviter un incident diplomatique, le roi louis XV cède mais les fermiers généraux activent le procès.
le 13 mai 1755, louis mandrin et son lieutenant sont remis à m. Levet de Malaval, président de la commission de valence chargée de juger les contrebandiers et sont conduits à la prison du présidial.
Mandrin est jugé le 24 mai. il subit deux interrogatoires de 4 heures chacun chaque jour et est appliqué à la question ordinaire et extraordinaire. Mandrin reconnaît les faits de contrebande mais nie les assassinats et ne dénonce aucun de ses compagnons. Il est accusé de crime de lèse-majesté, assassinats et vols ainsi que de perturber le repos public. Condamné à la roue, il est exécuté le 26 mai 1755 sur la place des clercs à valence. Louis mandrin s’installe lui-même sur la roue (croix de saint André) et il supporte sans un cri d’avoir par huit coups les bras, les jambes, cuisses et reins rompus vifs. il est ensuite placé sur une petite roue de carrosse hissée en haut d’un mât, membres repliés sous le tronc. Au bout de huit minutes, à la demande de l'évêque de valence, son bourreau l'étrangle épargnant ainsi au courageux mandrin une longue agonie.

Postérité
 
L’homme est mort. Mais c'est alors le début de la légende du bandit justicier se battant contre la malhonnêteté des collecteurs d’impôts de l'ancien régime. Elle est portée dans tout le pays par une chanson, la complainte de mandrin, dont les auteurs sont anonymes.
Très populaire déjà de son vivant, Mandrin demeure, aujourd'hui encore, très célèbre en Dauphiné, Savoie, et dans une moindre mesure dans le reste de la france.


                                                         


Ci dessous l'histoire de Mandrin par funck Brentanno, certainement le meilleur livre ecrit sur le fameux contrebandier, version intégrale.

Histoire de mandrin

Par Funck Brentano édition de 1911

Les fermes générales.

Les fermiers généraux

Le gouvernement de l’ancien régime affermait à une compagnie financière la levée des contributions indirectes : c’est ce qu’on nommait les fermes générales la concession en étant faite «  généralement » pour tout le royaume.
L’organisation des fermes générales remontait à colbert. Ce grand ministre avait trouvé la perception des « deniers du roi » dans la plus pittoresque confusion. Un contrôle exact était impossible. Colbert résolut de confier la levée des impôts indirects à une seule compagnie. Le 26 juillet 1681, un syndicat de capitalistes, comme on dirait aujourd’hui, une société de «  partisans », comme on disait alors, afferma, pour une durée de six ans, moyennant une redevance annuelle de 56 670 000 livres, (environ 28 millions d’euros 2010) les droits de traite (c'est-à-dire de douane et de circulation), les droits de gabelle, d’aides et de domaines (ces derniers représentant les revenus produits par les domaines propres du roi).
Ces baux furent renouvelés de six ans en six ans, jusqu’à l’année 1726, ou la compagnie des fermes générales fut définitivement organisée. en 1730, on y joignit la perception de l’impôt sur le tabac.
La compagnie des fermes se composa de quarante membres depuis le jour ou elle fut constituée, c'est-à-dire depuis le 26 juillet 1681, jusqu ‘au bail Henriet, signé le 19 août 1756. Le nombre des fermiers généraux fut alors porté a soixante. en 1780, il fut ramené au chiffre primitif. On était admis à prendre place parmi les quarante – il ne s’agit pas de l’académie française- que si l’on était pourvu au préalable, par le roi, d’un bon de fermier général.
 Ce  « bon », on devine comment il était donné : « les femmes sont livrées à l’avidité des courtisans », écrivait le marquis d’Argenson. Et l’on devine aussi avec quelle ardeur il était sollicité, ce brevet, auquel s’attachait la fortune. Plusieurs mois à l’avance, les quémandeurs affluaient. Chacun faisait agir ses relations ; les influences se mettaient aux enchères. « Quand il vaque quelque place de fermier général, note d’Argenson, la cour y nomme, ou plutôt la vend…on a prétendu quelquefois y nommer des sujets sur leurs mérites : ce sont des apparitions rares, à la suite de quelque long ministère des finances, et cela même n’est jamais exempt de cabales, de faveurs et de paraguantes. »
en 1749, on vit cinq mille candidatures pour une douzaine de places vacantes. «  tout le monde est à Compiègne pour entrer dans les fermes, écrit d’Argenson, il y a même des tentes pour coucher quantités de gens. »
Les bénéfices que les fermiers généraux prélevaient sur la levée des impôts confondent  l’imagination.
«  Un petit nombre d’individus, note Sénac de Meilhan, a partagé la cinquantième, puis la soixantième partie de toute la richesse nationale. Chaque province a contribué annuellement environ d’un million de son numéraire à cette étonnante profusion. Qu’on juge du luxe qu’elle a dû produire dans la capitale, du desséchement qu’elle a cause dans les provinces.
Après avoir passé en revue les grandes fortunes acquises par les fermiers généraux, Sénac de Meilhan ajoute : «  les auteurs qui ont le plus déclamé contre les profits de la ferme, n’ont peut être pas imaginé qu’ils puissent s’élever à la somme immense que présente ce tableau. »
Ces fortunes ne se faisaient pas de rien.
Joseph Prudhomme aurait dit qu’ »elles étaient faites de la sueur du peuple ». Au reste les financiers affirmaient que » le paysan devait être accablé d’impôts pour être soumis, et qu’i fallait appauvrir la noblesse pour la rendre plus docile».

Il importe d’être fixé sur le caractère de ces financiers, de qui les fortunes, à l’ébahissement des contemporains, poussaient aussi vite que des champignons.
1.       « traité de politique », par le marquis d’Argenson .archives des affaires étrangères, ms .France 502, f.79.

Ce fut, jusqu'à la seconde moitié du XVIIe siècle, une singulière classe d’individus. Héritière des iIdées du moyen âge, la société de l’ancien régime méprisa longtemps et repoussa les financiers. Un «  honnête homme » ne se faisait pas «  publicain ». Aussi les spéculateurs, qui surgirent au commencement du XVIIIe siècle, furent ils de vrais aventuriers, sortis on ne savait d’où, dépourvus d’éducation, de scrupules et de mœurs ; des condottieres de l’argent 1. Le Turcaret de le Sage fut leur copie fidèle.
Le fermier général Bragouze avait été garçon barbier ; il avait épousé une blanchisseuse, de qui le propre laquais disait :
«  C’est une blanchisseuse de fin linge, qui est tombée sans se blesser d’un quatrième dans un carrosse. »
Après s’être ruiné, Bragouze se sauva en suisse :

Des sabots à ses pieds, en justaucorps de bure,
Et remis en un mot en la triste figure
Où jadis il parut quand il était venu.

Perrinet de jars avait été marchand de vin ; Darlus, marchand de draps ; de même que Lemonnier, qui avait épousé une fille d’auberge ; Haudry, ancien rat de cave, avait pris pour femme une couturière ; Gaillard de la Bouëxiére, Tessier, Durand de Mezy, étaient d’anciens laquais ou des fils de laquais :

Gens dont plus des deux tiers ont porté les couleurs,
Qui, grâce aux saints d’enfer, l’intérêt et l’usure,
Sont à présent de gros seigneurs.

Les plus somptueuses habitations étaient les leurs. Grimod de la Reyniére bâtissait, rue de la bonne morue, l’hôtel actuel de «  l’épatant », où ses chevaux avaient des mangeoires d’argent ; Brissard achetait à paris l’hôtel d’Armenonville et il habitait, aux environs de Versailles, une «  sorte de palais enchanté » ; Dupin faisait l’acquisition du fameux hôtel Lambert, décoré par le sueur et par le brun ; en Touraine, il s’installait comme un roi dans le château de Chenonceaux ; Faventines possédait les châteaux de saint Brix, de Lantoure, de la Cagalaise, de Mirabel ; il avait un pied à terre à puteaux. Dans ce « pied à terre » se trouvaient 140 matelas, dont 95 à l’usage de la domesticité.
Il leur fallait aussi des «  petites maisons ». Elles se cachaient dans les environs de la ville, ou à paris même, en quelque quartier écarté ; bonbonnières rehaussées d’or, doublées de soie et de satin.
Le fermier général Villemur était un marquis de carabas ; mais ses domaines ne se composaient pas de champs, ils se composaient de palais. Louis XV se rendait à Compiègne en longeant les boulevards ; il admirait les constructions magnifiques qui sortaient de terre comme en pays enchanté :
«  a qui est cet hôtel ?
-          sire à Villemur
-          et celui ci ?
-          a Villemur
-          et cet autre ?
-          sire à m. de Villemur. »
Louis XV cessa de questionner.
Ces maisons de féerie recevaient du peuple le nom de « folies », la  folie Beaujon, la folie Boutin, la folie saint James, la folie la Bouëxiére.
Le luxe des  «  partisans »  était  tapageur, il éclaboussait.
D’Epinay, Haudry, d’ Haucourt, Daugny se ruinèrent en plaisirs. Beaujon dépensait 200.000 livres par an pour que chaque soir de jeunes et jolies femmes, en toilettes brillantes, vinssent autour de son lit, lui faire des contes, jolier et chanter jusqu’à ce qu’il fût endormi : les « berceuses » de m. Beaujon.
Le plus célèbre de ces princes de l’or fut Michel Bouret, le « grand Bouret », comme l’appelait Diderot. Mme de Genlis, sa filleule, décrit son faste et ses extravagances.
Nos financiers gardaient cette morgue des parvenus dont il est si difficile de se décrasser. « Les fermiers généraux, écrit le marquis d'Argenson, ont tous la tête bien haute. Ils ne rendent plus de visites, à l'exemple de m. le chancelier et des ministres. » L’envie se semait autour d'eux. Dans un livre qui eut beaucoup de retentissement, l'avocat Darigrand écrit en 1763 : « est-il possible qu'on voie tranquillement toutes les plus grandes maisons soutenues par l'or des financiers, les seules maisons riches être les maisons des financiers, alliées aux financiers ou d'origine financière? » on leur reprochait d'abuser de leur situation dans l'état, de commander au monarque, d'obliger les pouvoirs publics à faire des lois à leur mesure. « Comme celui qui a l'argent, dit Montesquieu, est toujours le maître de l'autre, le traitant se rend despotique sur le prince même : il n'est pas législateur, mais il le force à donner des lois. »

D’ailleurs, comment les fermiers généraux pouvaient-ils devenir aussi riches? Et l'on allait à l'explication la plus simple. Pendant le séjour de m. d'Alembert à Ferney, où était m. Huber, on proposa de faire, chacun à son tour, un conte de voleur. m. Huber fit le sien, qu'on trouva fort gai ; m. d'Alembert en fit un autre qui ne l'était pas moins. Quand le tour de m. de Voltaire fut venu : « messieurs, leur dit-il, il y avait une fois un fermier général... ma foi, j'ai oublié le reste ! » (Duclos.)

On citait les termes de l'édit de mars 1716, portant création d'une chambre de justice pour la recherche des exactions commises par les financiers. « Ils ont détourné la plus grande partie des deniers qui devaient être portés au trésor royal, disait le régent. Les fortunes immenses et précipitées de ceux qui se sont enrichis par ces voies criminelles, l'excès de leur luxe et de leur faste, qui semble insulter à la misère de la plupart de nos sujets, sont déjà une preuve manifeste de leurs malversations. » Ladite chambre de justice avait contraint les « partisans » à remettre 219 millions dans les caisses du roi. Douze années plus tard les « pillards généraux », comme le peuple en était arrivé à les nommer, avaient été condamnés à une autre restitution de 40 millions.

On contait l'histoire de Brissart, le fermier général, arrêté dans le bois de Bondy en chaise de poste : la voiture était si chargée d'or que plusieurs chevaux avaient de la peine à la traîner ; il allait abriter ses trésors au delà des frontières. On donnait comme exemple Préaudeau. Il venait de faire une banqueroute de 4 millions et avait réussi à gagner l'Angleterre, ses malles bondées de valeurs. Nombre de ses créanciers étaient ruinés ; mais lui, dans sa propriété de Gravelane, au comté d'Essex, menait une existence tranquille et opulente de  gentleman farmer ».

... ces scélérats, colosses de puissance, abhorrés des mortels, nourris de leur substance. Formés d'un sang obscur, nés de la vanité, instruits par l'ignorance et la brutalité, ces monstres odieux, en proie à tous les vices *...

Ici le poète, sur les ailes de pégase, se laisse peut-être emporter un peu loin.

A l'époque où se place ce récit, les fermiers généraux ne régissaient directement que les « entrées » de paris, les traites, les gabelles et le tabac. Ils avaient, dans les diverses provinces, sous-affermé les aides et les droits domaniaux à des financiers de moindre envergure et que l’on nommait les « sous-fermiers ». Ces derniers étaient plus précisément les « maltôtiers ». l'opulence des sous-fermiers, bien que moindre que celle des fermiers généraux, heurtait davantage encore le peuple, parce qu'elle était répandue en province et se trouvait plus près de lui. Pour 40 fermiers généraux, il y avait 200 à 250 sous-fermiers. Puis l'armée nombreuse des buralistes, des commis et des employés. En ses fameuses remontrances au roi, présentées au nom de la Cour des aides, le 6 mai 1775, Malesherbes s'exprimait ainsi :
il est une tyrannie dont il est possible que votre majesté n'ait jamais entendu parler et qui cependant est insupportable au peuple, parce qu'elle est sentie par tous les citoyens du dernier état, par ceux qui vivent tranquillement de leur travail et de leur commerce : elle consiste en ce que chaque homme du peuple est obligé de souffrir journellement les caprices, les hauteurs, les insultes même des suppôts de la ferme. On n'a jamais fait assez d'attention à ce genre de vexations, parce qu'elles ne sont éprouvées que par des gens obscurs et inconnus. En effet, si quelques commis manquent d'égards pour des personnes considérées, les chefs de la finance s'empressent de désavouer leurs subalternes et de donner satisfaction : et c'est précisément par ces égards pour les grands, que la finance a eu l'art d'assujettir à un despotisme sans bornes et sans frein tous les hommes sans protection. Or, la classe des hommes sans protection est certainement la plus nombreuse dans votre royaume ; et ceux qui ne paraissent protégés par personne sont ceux qui ont plus de droit à la protection immédiate de votre majesté. »
le chevalier de Goudar résumait l'opinion générale : « parce que 40 personnes ont les fermes de l'état,
100 000 ménagers ne peuvent pas subsister ; parce que 100 maltôtiers regorgent des choses superflues, trois millions de sujets manquent des choses nécessaires, toutes les richesses de l'état vont se perdre dans leurs offres. On compte les fermiers par le nombre de leurs millions. Il n'y a que ces gens-là qui soient opulents ; ils ont chez eux le bien de tout le royaume,»

II

Les contraintes

Non seulement les produits du sol, le vin, le sel, le tabac, la fabrication et le transport des marchandises, les ventes et les transactions, étaient frappés de droits onéreux; mais ceux-ci étaient levés arbitrairement à la fantaisie des commis et des employés de la ferme, sans qu'aucun contrôle ou vérification fût possible. Les tarifs que la ferme exigeait avaient été fixés par des ordonnances royales et par des déclarations du conseil; mais le nombre en était infini, la variété et la contradiction en faisaient un chaos inextricable. « Il fallait la vie d'un homme très laborieux pour en connaître seulement une partie. » or les fermiers généraux n'avaient fait imprimer que ceux de ces édits, arrêts et ordonnances, qui leur étaient favorables. A l'égard des; autres, le contribuable était dans une ignorance complète.

1. [Malesherbes], remontrances... que présentent au roi... les gens tenans sa cour des aides à paris ; paris, en la cour des aides, 16 mai 1775, in-12. — Necker, compte rendu présenté au roi au mois de janvier 1781 ; paris, 1782, in-4o. — [Darigrand] l’anti-financier, éd. citée. — fr. Véron de Forbonnais, recherches et considérations sur les finances de la France; liège, 1758, 6 vol. in 12. - p. Boiteau, état de la France en 1789, éd. citée.  h. Tame, l’ancien régime éd. diverses.

il doit payer ce qui lui est réclamé ; il doit payer sans justification, ni contrôle. Veut-il un reçu, il n'a que cette réponse : « cela est inscrit dans le grand livre.» « Le code de la ferme générale, dit Malesherbes, est immense et n'est recueilli nulle part. c'est une science occulte. Il faut que le particulier s'en rapporte au commis même, son adversaire et son persécuteur. »
Adversaire et persécuteur  Malesherbes a mis le doigt sur la plaie.
Au contraire de ce qui se passe de nos jours, où le douanier, qui lève un droit quelconque, se montre naturellement équitable parce qu'il n'a aucun intérêt personnel dans la perception ; — sous le régime des fermes, depuis les quarante financiers qui se trouvaient au sommet, jusqu'aux plus modestes employés qui en formaient les moindres rouages, chacun avait un intérêt personnel à faire produire aux impôts le plus possible. 
« j'ose avancer, conclut Darigrand, qu'il ne se contrôle peut-être pas la moitié des actes où le fermier ne perçoive au delà de ce qui lui est légitimement dû. » aussi, que de procès devant une infinie variété et un nombre infini de juridictions : tribunaux d'élection, de greniers à sel, juges des traites, juges de la marque des fers, tribunaux des intendances, des subdélégations, bureaux du conseil... le contribuable avait-il gain de cause devant l'une ou l'autre de ces juridictions, les fermiers généraux faisaient appel devant le conseil du roi. Quel était le particulier qui, du fond des provinces, dans l'état des communications, était à même de suivre un appel, à paris, devant le conseil du roi? Le plus souvent, tout en maugréant, il se résignait à son sort. Et, d'aventure, le contribuable s'engageait-il dans le dédale des procédures : les fermiers généraux avaient un conseil d'avocats qui s'entendaient à l'y faire circuler indéfiniment. « A-t-on fait la liste, écrit Darigrand, de tous les malheureux que ces procès ont ruinés? » 
Encore les fermiers généraux avaient-ils obtenu, pour juger les affaires où ils étaient mêlés, des juridictions spéciales, à leur dévotion. Ils prétextaient que les tribunaux réguliers témoignaient de trop de partialité en faveur des contribuables. Aussi nos financiers et leurs « suppôts », — c'est 
L’expression consacrée — sont-ils devenus pour le peuple des tyrans redoutés. A la moindre observation, les employés des fermes menacent le malheureux contribuable d'un procès-verbal de rébellion ; lequel procès-verbal est d'autant plus à craindre que les employés y mettront ce qu'ils voudront et que, devant les tribunaux, leur seule déposition fera la preuve aux yeux des magistrats. 
Quant aux délits commis vis-à-vis de la ferme, comment sont-ils punis? « Pour arrêter la fraude, écrit Montesquieu, les traitants ont des moyens de vexation extraordinaires. » selon Necker, les lois pénales que la ferme a obtenues sont « ineptes et barbares » que les tribunaux réguliers ne peuvent se résoudre à les appliquer ; aussi les fermiers généraux leur reprochaient-ils de ne pas être équitables. Malesherbes le redit au roi : « on vous expliquera la cause de cette prétendue partialité, en avouant que les droits sont si rigoureux et les règlements pour la régie si contraires à l'ordre judiciaire, que ces règlements ne peuvent être bien observés. » 
Conséquences fatales du système ; entendez Adam Smith : « là où le revenu est en ferme, là sont les lois les plus sanguinaires. » 
1. richesse des nations éd. Garnier, v, 2* 
Les contraintes. 13 
Par un abominable vice d'organisation, le produit des amendes encourues par ceux qui avaient enfreint les édits bursaux, et les effets confisqués sur eux, étaient distribués, pour un tiers aux fermiers généraux eux- mêmes, pour un tiers au chef des employés et des commis qui avaient découvert le délit et dressé les procès-verbaux, pour un tiers enfin à ces employés et à ces commis. 
or, devant les tribunaux de la ferme, un procès-verbal signé de deux commis faisait la preuve sans contradiction possible. Ces procès-verbaux, qui causaient parfois des ruines, en enrichissaient les auteurs. 
« A la fin de l'année, les fermiers généraux et leurs stipendiés partagent entre eux les dépouilles de mille familles, qu'eux, ou leurs adhérents, ont légalement ou illégalement écrasées\ » Helvétius refusa l'argent de ces confiscations ; mais Helvétius était un philosophe, un original. 
On conserve par centaines des documents semblables à cette lettre qui est aux archives du ministère de la guerre, où l'on voit de joyeux fermiers généraux, tels que Bouret d'Érigny et Dupin, déclarer que le dragon du roi, Claude joseph Maire, condamné aux galères pour contrebande, ne mérite aucune grâce, malgré la requête pressante que les officiers, ses chefs, ont introduite en sa faveur. 
L’intendant de Flandre écrivait en 1740 : « la quantité des pauvres dépasse celle des gens qui peuvent vivre sans mendier... et les recouvrements se font avec une rigueur sans exemple ; on enlève les habits des pauvres, leurs derniers boisseaux de froment, les loquets des portes... » 
Qui ne connaît l'aventure si bien contée par jean- jacques? Il se trouvait en Dauphiné, le pays de mandrin. A la recherche des sites pittoresques, il s'était égaré loin des sentiers battus. Rousseau était las, il avait faim. Il avise une maison de peu d'apparence, la seule des environs. il entre, demande à manger. Un vieil homme, d'un air défiant, lui offre du lait écrémé et du pain d'orge rempli de paille. Rousseau dévore le tout, lait, pain, paille. Son appétit, son air avenant, inspirent confiance au paysan : 
« Je vois bien que vous êtes un bon jeune honnête homme et que vous n'êtes pas là pour me vendre. » 
Rousseau ne comprenait pas. cependant le paysan, qui avait disparu par une trappe, ne tarda pas à revenir avec un bon pain bis de pur froment, un jambon appétissant et une bouteille aux hanches rebondies, de la physionomie la plus réjouissante ; des œufs battus dans du beurre frais firent une omelette admirable. 
Au moment de partir, le touriste voulut payer. Nouvel effroi du bonhomme. Mais de quoi avait-il peur? Alors il prononça en frémissant ces mots terribles de « commis » et de « rats de cave ». « il me fit entendre qu'il cachait son vin à cause de là taille, et qu'il serait un homme perdu si l'on pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim. » « Ce fut là le germe, conclut notre philosophe, de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu'éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n'osait manger le pain qu'il avait gagné à la sueur de son front et ne pouvait éviter sa ruine qu'en montrant la même misère qui régnait autour de lui. 
Je sortis de sa maison aussi indigné qu'attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n'a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. 
Les contraintes. 10 
Rousseau était le commensal d'un de ces publicains ; il était le précepteur de son fils. Il s'agit de Dupin, que nous venons de voir refuser à un capitaine de dragons la grâce d'un de ses hommes coupable d'une fraude légère. en parlant de la table de Dupin, rousseau écrivait : « ici on s'y engraisse étonnamment. » 
De toutes les contributions qui pesaient sur le peuple, la plus impopulaire était celle qui frappait le sel, nous voulons dire la gabelle, l'odieuse gabelle. Dans les provinces les plus imposées, non seulement le sel, objet de première nécessité, était onéré de droits qui en augmentaient jusqu'à vingt-quatre et à trente fois le prix réel, mais chacun était obligé d'acheter annuellement une quantité déterminée de sel, pour lui et pour chacun des membres de sa famille. Darigrand, ancien employé aux gabelles, met sous nos yeux ce tableau : 
« dans ce village, une famille toute en larmes défend contre les huissiers les haillons qui la couvrent ; déjà une voiture est chargée d'une vingtaine de gerbes de blés, glanées par les enfants : elles étaient destinées à nourrir ces infortunés le mois de décembre. Ces malheureux n'ont pas été assez opulents pour saler, leur soupe, et on a décerné contre eux une contrainte pour la quantité qu'on a jugé qu'ils auraient dû consommer de sel. Il se fait des milliers d'exécutions pareilles dans le royaume ; et à peine les meubles vendus suffisent ils pour payer les frais. » 
en 1787, le comte de Provence disait devant les notables : 
« Les effets de cet impôt sont si effrayants qu'il n'est pas de bon citoyen qui ne voulût contribuer, fût-ce d'une partie de son sang, à l'abolition d'un pareil régime. » 
Les contrebandiers 
Au détriment et par haine de la ferme, se développa la contrebande. Elle introduisait en France les étoffes, les mousselines, les toiles de coton, les draps étrangers, les soies pures ou mêlées d'or et d'argent qui venaient de chine, les tissus des indes alors très recherchés, les toiles de Mulhouse, ce que l'on nommait les toiles peintes ; ainsi que la cochenille et les écorces d’arbres à l'usage des teinturiers : objets dont les fermiers généraux tiraient grand profit. Par la frontière suisse pénétraient les montres et la bijouterie de genève. Ces divers articles formaient ce qu'on appelait la 
« Contrebande fine ». Puis la contrebande ordinaire qui portait surtout sur le tabac. On ajoutera les livres de piété à l'usage des protestants. 
Il s'était formé sur les frontières, particulièrement en Dauphiné et en Savoie, une véritable population de contrebandiers, au sein de laquelle cette profession se transmettait héréditairement. les enfants y étaient préparés dès l'âge le plus tendre, sous les yeux de leurs parents. On ne leur enseignait pas d'autre métier, — métier sur lequel les fermiers généraux et leurs représentants dans les provinces répandaient leurs malédictions, mais pour lequel le peuple avait beaucoup d'estime, 
« Les contrebandiers lèsent les droits du roi », disait la maltôte. — que non, répondaient les bonnes gens, ils ne lèsent que les droits des fermiers généraux.
Sur les confins du Dauphiné et de la Savoie, se groupaient des villages où la contrebande était devenue l'industrie locale. Les principaux centres en étaient la Côte-Saint-André, gros bourg voisin de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, où naquit Mandrin, Saint-Genix d'Aoste, les Echelles, le Pont-de-Beauvoisin. la Novalaise était toute bondée de « fraudeurs ». 
Pour désigner les contrebandiers, on se servait d'appellations diverses. Outre le nom que nous leur donnons, on leur appliquait celui de « margandiers ». On les nommait aussi « camelotiers ». Quand il ne s'agissait que de menue contrebande, qui se faisait à dos d'homme, on les appelait « porte col ». Les portes col allaient avec leurs marchandises serrées dans des bannes de forme carrée, qui étaient cousues dans des peaux de chèvres. « J’ai vu dans ma jeunesse, écrit Jarrin, un homme faisant ce métier. Avec un ballot d'étoffes anglaises sur le dos, il franchissait nos lignes de douanes la nuit, sans se préoccuper des chemins battus. Il dormait le jour et refaisait la nuit suivante ses douze lieues. C’était un montagnard de la frontière comme les compagnons de Mandrin. » 
Le peuple était donc bienveillant aux contrebandiers et faisait leur force. « La fortune des fermiers généraux, note le chevalier de Goudar, choque généralement tout le monde. » les « cabaretiers, fermiers et autres gens de campagne », donnaient retraite aux marganiers ; ils abritaient et cachaient leurs marchandises ; ils leur fournissaient les vivres nécessaires. Pour leur servir de guides « les valets de campagne obtiennent de leurs maîtres permission de s'absenter. » dans les villages, les curés témoignaient aux hardis compagnons une sympathie particulière, une sympathie chaleureuse et active. 
C’est un des traits marquants de ce récit. Le contrôleur général ne cesse de s'en plaindre aux intendants. 
« Les curés usent de faux tabac (tabac de contrebande). Leurs maisons servent d'entrepôt et d'asile aux fraudeurs (contrebandiers), dont ils cachent les marchandises jusque dans leurs églises. » Les gentilshommes toléraient les dépôts de contrebande dans leurs châteaux. ils encourageaient ceux de leurs vassaux qui s'engageaient dans cette carrière aventureuse. Les magistrats du parlement de Grenoble entraient en qualité de commanditaires ou bailleurs de fonds dans les sociétés formées pour le développement de leurs entreprises. 
le gouvernement publiait des ordonnances pour enjoindre aux habitants des villes et des villages « de sonner le tocsin » à l'approche des margandiers et de «leur courre sus comme à des ennemis »  voilà des ordonnances qui étaient bien reçues ! « Tous ces contrebandiers sont protégés dans le pays, où ils versent des sommes considérables », lisons-nous dans une lettre émanant de l'intendance du Dauphiné (7 décembre 1724). « Il n'est point de village, écrit Fontanieu (intendant du Dauphiné), qui puisse entreprendre d'arrêter les contrebandiers, ni leur refuser retraite... outre qu'on ne doit pas cacher que tout le pays est pour eux. » les troupes mises en ligne contre les margandiers sympathisaient avec leurs adversaires. « le soldat, écrit Fontanieu, favoriserait le contrebandier s'il n'était contenu, parce qu'il pense comme le peuple. » 
En devenant permanente sur la frontière du sud-est, la contrebande en était arrivée à se donner une organisation ferme et précise, qui avait de singuliers rapports avec celle des célèbres flibustiers du nouveau monde, les grands flibustiers français qui remplirent le XVIII siècle de leurs exploits tumultueux ; non que flibustiers et contrebandiers se fussent fait mutuellement des emprunts, mais parce que des conditions pareilles avaient produit de part et d'autre des institutions semblables — s'il est permis, quand il s'agit de contrebande et de flibuste, d'employer ce mot si grave : «institutions ». 
Comme les flibustiers, les contrebandiers étaient à la fois très indépendants les uns des autres et très unis. Comme eux encore, ils se divisaient en trois classes : 
1° les chefs ; 
2° les valets ou domestiques (que les flibustiers nommaient les engagés) ;
3° les journaliers. on donnait ce dernier nom à des domestiques engagés pour un temps déterminé, généralement très court. 
Les chefs étaient ceux qui avaient les ressources nécessaires pour louer des valets et des journaliers, pour s'approvisionner en contrebande, pour se procurer les armes essentielles, enfin pour acheter des chevaux. 
C’est la caractéristique des chefs : ils possèdent des chevaux. Chaque chef était ainsi à la tête d'une petite troupe, où valets, journaliers, chevaux et marchandises lui appartenaient en propre. « Ils ont rassemblé quelque argent, écrit Fontanieu, avec lequel ils ont commencé par acheter des chevaux et des marchandises, et c'est ordinairement par le nombre des chevaux qu'ils entretiennent qu'on peut juger de leur force. Nous appelons ces sortes de contrebandiers « chefs » en dauphiné. » 
S’agit-il d'organiser une expédition? Ces chefs se réunissent et élisent l'un d'entre eux pour « capitaine ». Et c'était encore ce que faisaient, sur les côtes d'Amérique, les flibustiers. Fontanieu en parle d'une manière précise : « lorsque les contrebandiers du premier ordre veulent entreprendre un chargement, ils s'en avertissent et se donnent un rendez-vous, où ils se trouvent avec leurs chevaux. On les voit passer par petites bandes, et c'est ainsi que se forment les gros attroupements, qu'ils augmentent à proportion de la résistance qu'ils craignent de trouver. 
« Lorsque la bande est ainsi formée, les chefs s'assemblent et choisissent l'un d'entre eux pour diriger l'expédition. Ce chef se met en possession du commandement avec une autorité aussi absolue que celle d'un officier sur sa troupe. seul il a le secret de la route, qu'il ne communique même pas aux autres chefs, » pour mieux cacher son plan de campagne, il fait répandre de faux bruits, il ordonne des contremarches, « manœuvre très fréquente des contrebandiers ». « Il fait des détachements, arrête ou met la bande en mouvement. Lorsqu’il la quitte, pour s'avancer lui-même à la découverte, il laisse le commandement à celui des autres chefs en lequel il a le plus de confiance » 
Le capitaine, qui commandait une compagnie de margandiers, commençait par envoyer en avant des espions, puis de petits détachements chargés d'assurer sa marche ; ensuite il pénétrait avec ses hommes en France par les gorges des montagnes. Les rivières ne leur étaient pas un obstacle. « Ils forcent les pontonniers, le pistolet sous la gorge, ou, lorsqu'ils craignent que les bacs soient gardés, ils ont de petits bateaux affidés et cachés dans les îles, qui leur font faire le trajet il y a de ces bateaux percés, qu'ils coulent à fond après s'en être servi et qu'ils bouchent avec du liège lorsqu'ils en veulent faire usage 
1. mémoire de Fontanieu, bibl. nat.ms. Franc. 8476. 
Arrivés en France, les contrebandiers s'efforçaient de se procurer des costumes d'employés de la ferme ou de soldats appartenant aux armées régulières, grâce auxquels, la nuit surtout — et c'était principalement de nuit qu'ils allaient en bandes, — ils parvenaient à dérouter toute poursuite. Ils les obtenaient de soldats déserteurs ou les achetaient chez les fripiers. 
« On doit être certain, dit encore Fontanieu, que les bandes ne passent jamais que dans les cantons où les chefs ont des habitudes, et elles leur sont d'autant moins difficiles à former que tout le pays leur est favorable, sans aucune exception, même des conditions. » l'intendant du Dauphiné mande au contrôleur général : « les contrebandiers ont dans chaque village des paysans affidés et qui sont toujours prêts à monter à cheval pour les suivre. » 
« Leur pratique la plus ordinaire est de faire marcher en avant deux ou trois d'entre eux, sans chargement, comme de simples voyageurs. Ce détachement avertit de leur passage dans les villages, un jour ou deux d'avance, et, par ce moyen, tout se trouve prêt. » 
« A peine cette espèce d'avant-garde est-elle arrivée dans un lieu, que leurs espions se mettent en campagne et surtout, sous prétexte de chasser, battent tout le pays et les endroits les plus propres à leur dresser des embuscades. Ces espions passent la nuit dehors ; ils les entendent arriver, et, soit en allant au-devant d'eux, soit par des signaux qui se font communément par des coups de sifflets, les avertissent du danger, lorsqu'il y en a » 
Dans les localités amies, les contrebandiers passaient les armes hautes, fifres en tête. Ils y rassemblaient leurs affidés, les armaient, et ceux-ci les accompagnaient, en qualité de «journaliers », c'est-à-dire de serviteurs temporaires, jusqu'à la prochaine étape. Ces bandes, armées jusqu'aux dents, variaient comme importance, de vingt-cinq à quatre-vingts ou cent hommes. Dans les pays où ils se savaient poursuivis, ils ne logeaient pas dans les auberges, mais dans des « écarts », ou bien au fond des bois où leurs amis leur apportaient des vivres
1. mémoire de Fontanieu, bibl. nat. ms. franc. 8476. — lettre au contrôleur général, 28 févr. 1738. bibl. nat. ms. franc. 8465, f. 75. 
Quand toute leur contrebande était vendue, la campagne était terminée. Alors la troupe se disloquait, leurs chefs remettaient leurs armes à des valets qui les rap- portaient en suisse ou en Savoie par les chemins détournés, et chacun d'eux regagnait la frontière, comme le plus paisible des sujets du roi. Avant de se séparer, les contrebandiers étaient convenus d'un point de concentration en terre étrangère pour l'organisation d'une nouvelle expédition. C’est ainsi, conclut Fontanieu, que « le moyen de parvenir à les surprendre, avec les précautions qu'ils prennent, est encore ignoré, et tout ce qu'on a pu faire a été de mettre pour soi le hasard de les rencontrer ». 
la rigueur des peines réservées aux contrebandiers dépasse l'imagination ; peines appliquées avec une sévérité implacable par des tribunaux spéciaux directe- ment appointés par la ferme. 
Necker trouva au bagne plus de 1 800 forçats pour délit de contrebande
1. mémoire de Fontanieu, bibl. iial, uis. Franc. 8476. 
De ce chef, dit-il, plus de trois cents hommes étaient envoyés annuellement aux galères. Montesquieu qualifie ces peines d' « extravagantes ». la contrebande armée entraînait la peine de mort et si, en résistant, le « fraudeur » avait atteint quelque employé des fermes, il devait être roué vif. Sait-on toute l'horreur du supplice de la roue ? 
Aussi Malesherbes, en s'adressant au roi, au nom de la cour des aides, s'écriait-il avec émotion : « il n'est pas possible que votre majesté ne soit pas instruite de la rigueur des lois pénales prononcées contre la contre- bande. Ceux qui s'en rendent coupables ne sont pas habitués à la regarder comme un crime. Ils y ont été élevés dés l'enfance ; ils ne connaissent d'autre profession. Et quand ces malheureux sont pris, ils subissent les châtiments destinés aux plus grands crimes. Nous ne doutons pas que votre majesté ne soit attendrie au récit de ces cruautés et qu'elle n'ait demandé comment, dans l'origine, on a pu prononcer la peine de mort contre des citoyens, pour un intérêt de finance. » 
Déjà, pour le peuple, le contrebandier était un ami, le voici qui devient un héros : louis mandrin trouverait partout les amitiés las plus chaudes. 
Deuxième partie 
La jeunesse de mandrin 
IV
Les poêles de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs * 
Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs  était, au XVIII siècle, un bourg du Dauphiné, qui dépendait du bailliage de saint-marcellin, généralité de grenoble. Un ruisselet l'arrose, vif et rapide, torrent en hiver, affluent du Rhône, le Glier, que les gens du pays nomment poétiquement la « rivière vieille 
Petite ville rustique qui se tasse dans le creux de la plaine de bièvre. au levant, les premiers contreforts de a grande chartreuse ; au nord et au couchant, des lignes de collines et de coteaux boisés, où des villages, grand Lemps, la frette, Saint-Hilaire-de-Ia-Côte semblent tombés dans les masses de verdure. Les maisons de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, très vieilles et très basses, mêlent leurs toitures déchaînées.
1. octave Chenavaz, notice sur la maison patrimoniale de mandrin à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs ; Grenoble, 1892, in-8» 150 pages. Mandrin. 3 
26 la jeunesse de mandrin
De tuiles rouges ; elles se serrent l’une à l'autre comme pour se garantir du froid de la grande montagne. le gros du bourg paraît écrasé dans son nid, dominé par les alpes, dans le lointain, — les alpes mauves aux heures du soir, — où la grande sure, la Grand’Vache comme on dit au pays, se dresse dénudée à côté des montagnes verdoyantes du Grésivaudan et de la chartreuse. Et il tombe une douceur paisible et grave de ces hauts sommets que domine le mont blanc. 
Aussi, les gens sont-ils lents, réfléchis — et pleins de prudence ; mais aux jours de marché, Saint-Étienne est gai, surtout quand, au soleil, les toits de tuile rouge reluisent. Les prairies étendent leurs longues nappes d'un vert cru et, partout, dans les prés, dans les bois, entre les vergues, découvrant des racines de chênes et de bouleaux, court le Glier, le ruisseau des écrevisses. Autour de la grand* rue, qui va de la porte Varanin à la porte de Bressieux, tout encombrée de cultivateurs, s'entre- croisent de petites ruelles, qui montent et descendent, pavées, glissantes, qui vont au vieux temple protestant, la «maison du schisme », au vieux château pointu, au très ancien clocher qui branle. et le reste du bourg s'éparpille sur le coteau boisé, au long des chemins creusés entre les touffes de châtaigniers et les pièces de vignes, les chemins étroits qui serpentent, les vioulets, comme on les nomme au pays, ou bien aussi les « caminots ». 
C’est là que naquit louis mandrin, le 11 février 1725, de François mandrin, marchand de la ville, et de sa femme, marguerite Veyron-Churlet, qui appartenait à l'une des meilleures familles du pays. Louis était leur premier enfant. La maison des mandrin s'élevait au centre du bourg, voisine du marché, dont elle n'était séparée que par la largeur de la rue nommée la grande charrière. 
Les poêles de Saint-Étienne de saint Geoirs .p 27 
Cette demeure, que le contrebandier a habitée jusqu'aux trois dernières années de sa vie, était restée intacte jusqu'en 1791 ; vieille gentilhommière qui avait été tour à tour auditoire de châtellenie, maison de ville, résidence bourgeoise et maison de commerce; c'est la « maison de mandrin », dont les stéphanois, naguère encore, faisaient les honneurs, non sans fierté, aux étrangers de passage. 
Les murs massifs, hauts de trois étages, en ont été construits, vers le milieu du XVIe siècle, en cailloux roulés, comme on nomme ces grosses pierres arrondies et polies au cours de l'eau, semblables à des galets, qui se trouvent en abondance dans la vallée, où l'Isère occupait anciennement un lit beaucoup plus large qu'aujourd'hui. L’appareil de maçonnerie est apparent, disposé en « épis de blé », avec cordons de briques. Ce qui donnait de l'originalité à la construction, c'était qu'elle était portée tout entière sur des voûtes en arceaux qui faisaient du rez-de-chaussée une manière de grande halle, où l'on accédait par quatre vastes portes en tiers-point, percées sur les quatre côtés. La largeur de ces portes tenait la moitié de chacune des quatre façades. Ce préau, dénommé « les poêles » {depallium, abri) — le patois gallo-romain du pays l'appelait lo Peylo, — était terrain communal, bien que la maison, qui s'élevait au-dessus, fût propriété particulière. il appartenait à l'ensemble des habitants de la ville et leur servait de  place publique, une place publique à l'abri des intempéries ; aussi, du soir au matin, y voyait-on arrêtées des  bonnes gens qui devisaient. Préau où se réunissaient parfois les assemblées de la communauté, sous la présidence du châtelain ; où, les jeudis, jours de marché sur la place voisine, les paysans venaient ranger leurs légumes en tas, empiler leurs sacs de blé ou d'avoine et déposer leurs grands paniers carrés remplis de volaille bruyante; où les fermières mettaient en ligne leurs bannettes pleines d'oeufs ou de mottes de beurre frais. quel hourvari  tout le bruit charmant que font les chevaux qui piaffent, les moutons qui bêlent, les veaux qui beuglent, les poules et les femmes qui caquettent. a la procession de la fête-dieu, on y dressait un reposoir tendu de draps blancs, où les bougies brûlaient en vacillant, petites flammes incertaines dans la clarté du jour ; là se réunissaient les samedis au soir, après la semaine, et les dimanches à relevée, les bourgeois de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs  et les paysans du mandement, pour s'entretenir de leurs affaires publiques ou privées ; là, enfin, se débattaient les intérêts de la commune et se faisaient les enquêtes, les criées et les encans ; les propriétaires s'y rassemblaient pour y discuter les question» d'eaux et de voirie ; les tabellions y réunissaient les parties pour la rédaction des contrats : « fait et stipulé à Saint-Étienne, sous le poêle de la maison mandrin » ; lit-on dans les formules des actes. 
Au commencement du XVIIIe siècle, l'immeuble subit une modification importante. la fontaine publique de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs fluait sous le poêle, à l'entrée de la voûte en arceaux qui s'ouvrait sur le chemin de la porte neuve. On vient de dire que ce poêle, terrain communal, servait de place publique. or la fontaine vint à tarir, tandis que l'eau était toujours claire et profonde dans le puits qui se trouvait au milieu de la basse-cour des mandrin. La communauté proposa à ces derniers de leur accorder, en échange de leur puits, la jouissance d'une partie du poêle. les intéressés acceptèrent, cédèrent leur puit» et se construisirent sur le terrain du poêle, c'est-à-dire sous leur maison, un magasin flanqué d'une chambre d'habitation, à l'angle de la façade nord-ouest du préau.
La boutique des mandrins s'ouvrait donc par une porte de bois de sapin, aux jambages de chêne « très vieux », sur le préau qui servait de place publique aux habitants de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Cette porte était garnie de gonds et de barres, sans serrure. Elle fermait à l'intérieur par « un verrouil. » au-dessus de la porte, une fenêtre gisante, armée de trois barres de fer, attachées à une poutre qui était enchâssée dans la muraille. Le sol de la pièce était de terre battue, de « terre grasse », non unie : par l'usage il s'y était fait des trous en plusieurs endroits. Le plafond en était soutenu par onze poutrelles saillantes. là, se débitaient toutes sortes de marchandises, mercerie et quincaillerie, outils de labour, houes, crocs et boyaux ; des étoffes, de menus bijoux d'or et d'argent pour les fiancés de village, des affiquets rustiques et des rubans aux couleurs vives pour les bonnets des paysannes. C’était en même temps un comptoir de marchand de vin, comme l'indique un procès-verbal de levée de corps, où se trouve notée la triste fin d'un habitant de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, qui avait tant bu d'eau de vie, « les boutiques de François Mandrin », qu'il en était tombé ivre mort au pas de la porte, pour ne plus se relever. 
François, le père du futur contrebandier, faisait le commerce en gros et en détail. il était surtout un maquignon actif, fréquentant les foires renommées de la Côte-Saint-André, de Burcin et de Beaucroissant. 
en 1740, François Mandrin avait déjà, de sa femme marguerite veyron-churlet, sept enfants, trois garçons et quatre filles, quand se produisit un petit drame de village qui nous retiendra un instant, non seulement parce qu'il éclaire les mœurs et les idées du temps, mais surtout parce qu'il met en lumière le caractère de marguerite veyron-churlet, la mère de louis mandrin le contrebandier, qui eut une si grande influence sur la destinée de son fils.
 
30 la jeunesse de mandrin. 
L’aînée des filles de François Mandrin, nommée marie, était, en 1740, dans sa quatorzième année. L’enfant avait les pâles couleurs, elle était très nerveuse, et souffrait par moments de telles crises que sa bonne femme de mère ne tarda pas à se persuader qu'elle était ensorcelée. Précisément il y avait dans le bourg une femme, Michelle Droblier ou doublier, mariée à un cordonnier du nom d'Antoine Vinoy, de laquelle la mère avait été réputée sorcière et qui passait elle-même « pour en tenir aussi. » aucun doute, du moins pour mme mandrin : sa fille était devenue la proie du diable par le fait de la femme vinoy. Dame marguerite n'eut pas de peine à faire partager sa conviction à son mari d'abord, puis au bon abbé Peyrache, vicaire de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, puis à Gabriel buisson, notaire, qui demeurait au premier de l'immeuble dont les mandrin occupaient le rez-de-chaussée ; puis à Bonaventure Chantillon, maître chirurgien, enfin à pierre Chillard, laboureur, et à Guigue Treillard, tailleur. La femme mandrin était en proie à la plus vive exaltation, elle parlait avec impétuosité, avec conviction, n’admettant aucune réplique; sans cesse elle revenait sur les pratiques abominables de la sorcière qui tuait son enfant ; tant et si bien que les six compères en arrivèrent à concevoir « l'action la plus noire et la plus condamnable il ne s'agissait de rien moins que de brûler vive la femme vinoy. C’était du moins ce qu'exigeait mme mandrin. En réalité on ne voulait que lui faire peur, afin de la décider à retirer le sort qu'elle était soupçonnée d'avoir jeté sur l'enfant. Le 9 août 1740, les conjurés profitèrent de ce que la femme Vinoy était allée moissonner et de ce que son mari travaillait de sa profession de cordonnier à Brezins, pour faire les préparatifs nécessaires à l'exécution de leur dessein. Ils « bâtirent » un bûcher dans l'une des chambres que le notaire buisson occupait dans la maison mandrin. A neuf heures du soir, pierre Chillard fut député par ses complices auprès de mme Vinoy pour lui dire que mme mandrin la priait de venir lui parler. 
Jean-Baptiste Veyron-Lacroix, dit carrière, était assis au pas de sa porte, sur un banc de bois, « avec les demoiselles, sa sœur et sa belle-sœur », et la première se levait pour s'en retourner, quand elle aperçut que l'on menait la dame Vinoy chez François Mandrin, — il s'était répandu sur l'affaire de vagues propos, — ce qui « obligea » de dire à son frère et à sa belle-sœur : 
« Allons voir ce que l'on fera et ce que l'on dira à Michelle Vinoy. » 
Et, frère, sœur, belle-sœur, d'emboîter le pas à pierre Chillard qui conduisait Michelle vinoy. Celle-ci portait un de ses enfants dans ses bras. Peu à peu, de droite, de gauche, des curieux se joignirent au cortège, qui s'était grossi jusqu'à quarante personnes quand on arriva devant la maison de François Mandrin. Ici se jouait une autre scène. la petite marie, en proie à l'une de ses crises, poussait des cris épouvantables, et, comme la demeure des mandrin était envahie de tant de gens qu'à peine les pouvait-elle contenir, Laurence Humbert, cousine de mandrin, — une fille de vingt-cinq ans de qui la mère était boulangère, — prit une des mains de marie, tandis que mme buisson prenait l'autre, et l’enfant fut ainsi emmenée à l'étage supérieur occupé par le notaire royal. a ce moment, pénétrèrent dans le logis les trente ou quarante personnes qui poussaient devant elles la femme vinoy. Celle-ci était jeune, brune ; elle avait de grands yeux brillants, enfoncés dans la tête ; une partie de ses cheveux, ramassés au-dessus de la nuque, s'étaient défaits et lui tombaient sur l'épaule ; l'air hagard, elle tenait toujours son enfant dans ses bras. Autour d'elle, des gens exaspérés l'accablaient de vociférations, d'injures, la menaçaient de leurs poings tendus. On lui criait d'ôter les sorcelleries qu'elle avait mises sur la petite mandrin et dont celle-ci périssait, ou qu'on allait la brûler vive. 
François Moures, garçon tailleur, âgé de dix-huit ans, passait devant la maison : il était neuf heures du soir et ce jeune apprenti se rendait à l'église, avec la femme de son patron ; ce qui évoque un tableau d'une jolie poésie : dans le bourg qui s'éteint à l'entrée de la nuit, quelques fenêtres s'éclairent l'une après l'autre, silencieuses, et par les rues dont les angles s'adoucissent dans la brune, cet apprenti de dix-huit ans se rendait à l'église avec la femme de son patron. Il entendit les cris de la petite mandrin, ce qui l'obligea, dit-il aussi, d'entrer dans la maison et de monter dans la chambre. Michelle était debout au milieu de la pièce, raide, les yeux fous, son enfant dans les bras. Elle portait une camisole d'un bleu éteint, à raies, dont la partie supérieure s'était déboutonnée, découvrant le cou jusqu'aux aisselles ; les manches en étaient retroussées jusqu'aux coudes ; elle avait un jupon de finette grise dont les plis tombaient droit. Mme buisson, chez qui l'on se trouvait, était auprès de la fenêtre. Une quinzaine de personnes se tenaient autour de l'accusée. le malheureux bébé, effrayé par le bruit, pleurait. Ce qui fit que Moures, « craignant que l'on ne fît du mal à l'enfant », le prit à sa mère, et, sortant de la maison, il le remit à une femme qu'il ne connaissait pas. 
Cependant, la femme Vinoy se débattait en sanglotant. Treillard s'était emparé d'elle et, après lui avoir retroussé ses vêtements jusqu'aux seins, s'efforçait de la jeter dans le feu qu'on venait d'allumer en faisant flamber une poignée de paille prise à la paillasse d'un lit qui se trouvait dans le coin de la pièce. la malheureuse poussait des cris affreux ; elle se débattait devant les flammes qui lui léchaient les chairs et s'efforçait de leur échapper en se tordant comme une couleuvre blessée ; mais Treillard et Chillard la rejetaient dans le feu, à coups de pied, qui lui meurtrissaient la peau, et en l'accablant d'injures. Veyron-Lacroix étant entré, Michelle Vinoy se précipita vers lui, le saisissant par son justaucorps; « monsieur, sauvez-moi ! Empêchez que l'on me tue tout à fait, ou du moins ayez la complaisance de faire venir un confesseur avant que je ne meure ! » 
Treillard répondit en ricanant : 
«Tu n'auras pas besoin de confesseur, nous te confesserons bien nous-mêmes ! » 
La malheureuse s'accrochait au tablier de Louise Humbert, en la suppliant de lui venir en aide : 
« Mon dieu ! Mon dieu ! Ayez pitié de moi ! » 
La fillette ensorcelée poussait de grands cris. Il faisait nuit. La pièce n'était éclairée que par la lueur fumeuse d'une chandelle que tenait un garçon tailleur. La chandelle brasillait en répandant dans la chambre de vagues clartés qui faisaient se profiler les assistants en ombres mouvantes sur le mur. Mme buisson, qui avait peur qu'on n'incendiât son logis, s'était emparée d'une «bène » pleine d'eau qu'elle répandait sur le bûcher. Alors Treillard saisit la prétendue sorcière et, la jetant violemment contre un pétrin, dans un coin de la chambre :
« Tu en verras bien d'autres ! »
 François Moures était rentré, « car la curiosité est ordinaire aux jeunes gens ». il aperçut la pauvre Michelle à genoux au milieu de la chambre. « Elle ne disait mot ». Machinalement elle essuyait ses larmes avec ses cheveux défaits. la femme buisson éteignait le feu épars autour de la chambre, en y répandant de l'eau, elle se fâchait en disant si on voulait la faire brûler dans sa maison. » Enfin l'intervention énergique de Veyron-Lacroix termina la scène qui avait duré de neuf heures du soir à onze. 
Tandis qu'on maltraitait la « sorcière », François Mandrin, en compagnie d'un peigneur de chanvre, Etienne Saint-Jean, s'en était allé à Brezins, quérir Antoine Vinoy, le mari. 
Tout en cheminant, sur la route de Brézins à Saint-Étienne de saint Geoirs, Mandrin faisait la leçon au cordonnier. Il s'agissait pour celui-ci de secouer sa femme, afin de l'obliger à retirer le sort qu'elle avait mis sur la petite marie. 
Quand ils arrivèrent au logis de buisson, la scène était terminée. 
Antoine Vinoy poursuivit en justice les persécuteurs de sa femme. le procureur fiscal conclut à l'emprisonnement de François Mandrin et de ses deux complices, Treillard et Chillard ;mais l'affaire fut arrangée moyennant une indemnité de 400 livres, que versèrent les mandrin, et une déclaration publique où ils proclamaient la dame Vinoy femme de bien et d'honneur 1. 
 Ce François Mandrin, père de louis mandrin le contrebandier, n'est pas mort dans une embuscade dressée par les employés de là ferme, comme on le répète souvent. Il mourut pacifiquement dans son lit, le 20 janvier 1742, à l'âge de quarante-trois ans, muni des sacrements de l'église. Il fut enterré par le curé de sa paroisse, qu'assistaient les membres de la confrérie des pénitents, dont le défunt faisait partie 
1. le protocole de m. buisson, les pièces de procédure, les interrogatoires et dépositions, dans l'étude de m. Félix Veyron-Lacroix. à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. 
L’inventaire, qui fut alors dressé de ses biens, établit qu'il laissait, outre une maison franche de dettes, une boutique garnie de mercerie, laine, cire et joaillerie d'or et d'argent, avec des bouteilles de d'eau-de-vie. 
L’histoire de cette boutique, qui s'ouvrait sur le préau servant de place publique, sous les poêles de saint- Etienne de saint Geoirs, a son importance au début de ce récit. Le jeune Louis Mandrin y « traîna » dès sa première enfance. Il y entendait les conversations des bonnes gens, leurs plaintes contre les rigueurs du fisc, leurs colères contre les excès des« gâpians », ainsi qu'on nommait les commis et les employés des fermes. là se semèrent, dans la pensée ardente du jeune mandrin, les germes des révoltes prochaines, quand on décrivait devant lui les misères et les souffrances dont s'alimentaient le luxe monstrueux, les orgies des publicains de paris, que des orateurs d'estaminet faisaient passer sous ses yeux en tableaux fantastiques. 
 Accroupi dans un coin, sur la terre grasse qui servait de parquet à la boutique, louis mandrin écoutait, la figure appuyée au creux de ses mains. Dans la boutique ouverte sous les poêles de Saint-Étienne de Saint- Geoirs se formèrent les idées du futur contrebandier. 
1. au propre on nommait « gâpians », les oiseaux de mer, goélands ou courlis, qui, planant dans les airs, semblent veiller sur les côtes, en scruter les moindres criques, les calanques, le creux des rochers. — le nom de «  quâpian » est donné aujourd'hui encore en Savoie aux employés de l'octroi. 
V 
La jeunesse de mandrin
 Il courait dans les rues du bourg, enfant vif, turbulent, aux boucles blondes, aux grands yeux clairs. on le trouve en son bas âge « clergeron », ce qui veut dire enfant de chœur, de « messire Tholosan », curé de saint Etienne de saint Geoirs, mort en 1740. A peine a-t-il neuf ans, qu'il appose sa signature, comme témoin, sur un acte de naissance, au registre de catholicité, et souvent depuis cette époque. Deux neveux du curé Tholosan furent les condisciples du jeune mandrin, sous la direction de leur oncle, et peut-être même sous le curé Biessy, successeur de Tholosan, qui tenait également des pensionnaires et les instruisait. Ces deux jeunes Tholosan devinrent l'un, Tholosan de Montfort, prévôt des marchands de Lyon, où il a donné son nom à la place Tholosan ; — et l'autre, introducteur des ambassades sous louis XV. La bibliothèque de ce dernier constitue aujourd'hui un fonds à la bibliothèque nationale. 
 Le jour même de sa mort, par testament du 20 janvier 1742, François Mandrin institua pour légataires universels sa femme, marguerite Veyron-Churlet, et son fils aîné, Louis Mandrin, celui qui va nous occuper.
1. octave Chenavaz, notice sur la maison patrimoniale de mandrin ; Grenoble, 1892, in-8°. — octave Chenavaz, Mandrin et la légende, dans le journal la justice, 15, 16 et 17 juin 1893. 
Ce dernier avait à ce moment dix-sept ans. Si jeune : encore, il devenait le chef d'une nombreuse famille et qui allait lui imposer de lourdes charges : quatre frères, pierre, Claude, Antoine et Jean, âgés respectivement de treize, onze et six ans — le dernier, Jean, naquit deux mois après le décès de son père ; — et quatre sœurs, Marie, Marianne, Anne et Cécile, âgées de seize, neuf, six et deux ans. 
 Pour faire face aux obligations nouvelles qui lui incombent, le jeune homme se met à l'œuvre. il cherche à donner plus d'extension au commerce que pratiquait son père et déploie la plus grande activité. Il fréquente les foires de la région, celles de la côte Saint-André et de Beaurepaire, de Voiron et de Beaucroissant ; il fait des ventes et des achats aux foires de Grenoble, et jusqu'au Puy-en-Velay. De commun accord avec sa mère, il loue des prairies, achète des terres, fait un trafic de bestiaux, construit des écuries ; il entreprend, pour le compte de la commune, des fourniture de chevaux et de mulets. 
 L’une de ces fournitures mérite attention. Il s'agit de quatre mulets que mandrin s'engage à conduire aux ordres de m. de Maucune de Beauregard, subdélégué à Romans, pour le compte de la commune de saint- Etienne de saint Geoirs, qui contribuait ainsi pour sa part à la levée de 1 800 chevaux, mules et mulets de trait et de bât, pour le service de l'armée du piémont, que le conseil du roi venait d'ordonner. La conduite de ces quatre mulets par mandrin est du mois de janvier 1747. On verra l'influence exercée par cet événement de mince importance sur la suite de sa vie. 
 Parmi les nombreuses erreurs répandues sur la jeunesse du célèbre contrebandier, il faut citer celle qui fait de lui un soldat. il se serait même distingué en Italie sous le commandement du duc de Coigny. Mandrin n'a jamais été enrôlé dans les armées du roi. Il était exempté du service comme « chef de famille imposé à la taille ». En revanche, on le voit prendre part aux assemblées de la communauté de sa ville natale et on le trouve cité dans le registre des délibérations. 
 Il était à vingt ans un beau gars, robuste, large d'épaules, bien planté, la jambe haute, pleine et bien faite. Il était doué d'une souplesse, d'une agilité et d'une force surprenantes. Il avait le teint clair, les cheveux blonds, mais tirant sur le roux, comme si le soleil, tout en les brunissant, y eût laissé de ses reflets. A cette époque de sa vie, il les portait courts, non frisés. Il semblait aussi que le soleil eût contribué à la couleur de ses yeux, des yeux profonds, d'un roux clair, et dont les prunelles étaient comme semées de sable d'or. Sa taille dépassait la moyenne : cinq pieds quatre pouces (1m71). Il avait les traits accentués, le nez un peu fort, le visage légèrement grêlé de petite vérole, une bouche assez grande, bien fendue et dont les lèvres, à l'expression énergique, découvraient fréquemment, en un rire large et sonore, les rangées de dents blanches ; de fortes dents et de fortes mâchoires ; celles-ci et le regard dominateur marquaient la volonté. Le menton était un peu pointu, fourchu, avancé en dehors.
 En somme, il avait « bonne mine ». Sur ce point, tous les signalements s'accordent ; une physionomie franche, ouverte, sympathique, bien qu'elle eût quelque chose de brutal. Il était toujours gai, d'une gaieté communicative, rempli d'entrain, d'activité, de juvénile énergie. Ses camarades le surnommaient «  belle humeur ».
 Mandrin fumait sans cesse, riait sans cesse, sacrait et tempêtait ; il buvait beaucoup et aimait excessivement  la bonne chère. Il parlait facilement, voire avec éloquence, d'une voix chaude, cordiale, « prenante ». Sa parole était pleine de vie et de couleur. A cette époque il était communément vêtu d'un habit de drap d'elbeuf gris, sans parements aux manches, « y ayant seulement une pièce de la même étoffe avec quatre boutonnières, ce qu'on appelle à la cuisinière » ; sous son habit, une camisole de molleton, croisée, également de couleur grise ; des culottes de peau, boutonnées aux genoux, avec des dessins en broderie au- dessus des boutonnières. Il portait des guêtres de ratine, couleur gris d'épine ; enfin son grand chapeau de feutre noir, dont l'aile de derrière était d'ordinaire rabattue, et qu'il mettait par devant, de façon qu'elle lui couvrait une partie du visage. Il portait son argent dans une ceinture de cuir, de la largeur d'un demi pied.
 Nature ardente, violente, il ne pouvait maîtriser un mouvement de colère. Son père n'était plus là pour le diriger. L’absence de son père fut sans doute le premier malheur de sa vie ; il fut la cause de tous les autres. 
 Sa mère, devenue veuve, eut sur lui une grande influence. Elle demeurait avec lui : femme exaltée, très vive, sans beaucoup de jugement. On vient de la voir en scène. Elle était très dominante, parlant avec emportement, n'admettant pas la contradiction, ou, plutôt, ne l'entendant pas. Elle était de ces femmes qui, par leur manque de raisons même, rapides et absolues dans leurs décisions, font marcher les hommes de leur famille. 
Elle faisait marcher son fils Louis, d'autant qu'il était très jeune et se laissa toujours facilement influencer. Elle était avide de biens, avide d'avoir des terres et des écus dans des bas de laine ; à ce point de vue une vraie paysan, mais sans prudence ni honneur. 
Son fils aîné, Louis, dévoré d'un grand besoin d'activité, se montrait avide d'espace, il lui eût fallu de grandes circonstances pour se déployer. 
 Dans le petit bourg champêtre où sa naissance l'avait jeté. Mandrin devait se heurter rudement à tous les coins d'une existence qui ne pouvait être que médiocre et étroite. Et puis il traînait trop dans les cabarets. En 1743, Charles Destenave, marchand mercier à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, avait prêté à Louis Mandrin 120 livres. Mandrin lui en rendit une partie, successivement, par petites sommes, mais il tardait à s'acquitter entièrement. Trois ans passés, le dimanche 30 octobre 1746, Destenave, rencontrant Louis Mandrin, lui réclama une fois de plus l'argent qu'il lui devait encore : 
« Eh bien, allons boire chopine et je te satisferai ! » 
 On entra chez Guigue Rey. Le cabaretier était absent. Sa jeune femme servait les clients. Assis sur des bancs de bois, un boucher était attablé avec un marchand de Saint-Étienne et un laboureur. Ils avaient les coudes sur la table et, tout en buvant, « faisaient marché d'une porche (truie) qui avait plusieurs petits cochons ». 
 Mandrin et Destenave venaient de faire rencontre d'un camarade, Pierre Garnier, dit l'amour. Ils entrèrent avec lui et tous trois s'attablèrent de leur côté. 
 On but chopine sur chopine, et l'on allait se lever pour sortir du cabaret quand Destenave rappela à Mandrin qu'il était venu pour lui régler sa créance. Mandrin n'entendait pas. Destenave insista. Alors mandrin se dressa tout en colère : « tu es un j... f... va quérir ton billet, canaille, coquin, et je te paierai ! » 
 Et il se dirigea vers la cheminée, où il se baissa pour prendre de la braise afin d'en « éclairer » sa pipe. Destenave s'apprêtait à sortir : « je ne demande que cela, d'être payé ; mais c'est vraiment à toi, un sot, un pillard, à m'insulter ! » mandrin se redressa, laissa tomber sa pipe. il « sacrait et jurait le saint nom de dieu ». il se jeta sur Destenave, le prit au cou, voulant l'étrangler ; il le saisit par les cheveux et, le jetant à terre, il lui laboura le visage, les côtes et le ventre à coups de pieds. le sang coulait. Il allait le tuer. Destenave revenait de la foire de Roybon ou il avait vendu un lot de mercerie. Il avait de l'argent dans ses poches. L’un des coups de pied que Mandrin lui donna, fit sauter la bourse hors de son gousset et les pièces de monnaie se répandirent sur le plancher. 
Philippe Duruf intervint, ainsi que Pierre Garnier. La cabaretière, à laquelle se joignit une autre jeune femme, Louise Curt, accourue du seuil de sa maison qui se trouvait en face de l'estaminet, tirait le fougueux agresseur par sa veste. Enfin, non sans avoir recueilli leur part de coups, Garnier, Duruf et les deux jeunes femmes, celles-ci le tirant toujours par la veste, parvinrent à entraîner Mandrin dans la cuisine attenante à la chambre banale de l'auberge. 
 A ce moment, guigne Rey, le cabaretier, rentra. Il vit Destenave se relever le visage rempli de sang et disant à haute voix en s'adressant aux assistants : 
: « Vous serez tous témoins. » 
Puis, gagnant la porte : 
« On est bien malheureux de demander son bien et d'être battu... mais je vais porter plainte au châtelain. » 
 Un enfant, jacques Vincent, accouru au bruit, «  pour voir », s'était mis à ramasser l'argent tombé de la bourse le Destenave. Il réunit six sols et cinq deniers que le cabaretier fit reporter le jour même au logis de leur propriétaire, mais la femme de celui-ci, qui était seule la maison, les refusa en disant que le compte n'y était pas. 
 Destenave porta plainte entre les mains du lieutenant châtelain*, François Buisson. 
 Querelle d'estaminet. 
*Le châtelain au Moyen-Âge était un lieutenant du seigneur qu’il était chargé de représenter et toujours choisi dans une famille noble. Il avait trois sortes de fonctions : militaire, administrative et judiciaire. En l’absence du maître, il gardait le château, en surveillait l’état et faisait faire les réparations utiles. Il exerçait aussi les autres prérogatives du maître et rendait la justice s’il le fallait
* A l’époque le lieutenant châtelain n’est qu’un administrateur délégué, salarié et révocable à merci
Le châtelain reçoit un salaire, sur lequel il doit payer les " familiers " ou " sergents " qui le secondent dans sa fonction. Il reçoit en outre un tiers de la valeur des amendes judiciaires et le prince le défraye lorsqu’il est envoyé en expédition militaire. Au XVIe siècle, les ducs de Savoie, dont les besoins d’argent vont croissant, afferment les charges châtelaines au dernier enchérisseur. Le châtelain fermier avance au pouvoir la somme de la ferme et perçoit ensuite à son profit les revenus du mandement, à charge pour lui de se rembourser de son avance et au delà. Si la prince y a trouvé son avantage, ses sujets n’y ont pas gagné et la fonction châtelaine y a perdu beaucoup de prestige. Jusqu’à la fin du XVe siècle, les châtelains, dont la fonction est d’abord militaire, sont recrutés dans la noblesse locale. Méfiant à l’égard des grandes familles féodales, le comte préfère tout d’abord les choisir parmi les petits seigneurs. Au XVe siècle, les féodaux ne présentent plus un danger véritable et l’on voit de grands personnages cumuler plusieurs châtellenies. Ils ne résident guère dans leurs mandements et sont alors représentés par un " lieutenant " ou " vice châtelain ", à qui incombe la réalité de la charge. Au XVIe siècle, nouvelle évolution : le rôle militaire des châtelains s’efface tout à fait, le prestige de la fonction, comme nous l’avons dit, diminue beaucoup, en sorte que la noblesse n’y trouve plus son intérêt. Les charges châtelaines sont alors colonisées par la bourgeoisie locale, le plus souvent par le monde des notaires. Nous aurons l’occasion de revenir sur les tâches remplies par les châtelains, en présentant les comptes de châtellenie, qui en sont le reflet fidèle. Disons simplement pour l’instant que leur rôle était triple. Militaire d’abord : ils devaient assurer la garde et l’entretien du château et prendre la tête des vassaux du mandement en cas de levée de l’ost. Judiciaire ensuite : ils poursuivaient les délinquants, les jugeaient eux-mêmes dans la majorité des cas et faisaient exécuter les sentences. Financier enfin : ils étaient chargés de la levée des redevances seigneuriales à percevoir sur les habitants du mandement l’institution des châtelains, est connue dès le XIe siècle en Dauphiné.
Dans les faits qui suivent, la veuve mandrin, sans paraître au premier plan, joua cependant le principal rôle : ce fut elle qui mit en mouvement son fils aîné, comme elle l'avait fait de son mari, quand il s'était agi de brûler la femme vinoy. 
 en cette année 1743, où Destenave avait prêté de l'argent à mandrin, celui-ci, de commun accord avec sa mère, acquérait d'un certain joseph Merlin, tâcheron à leurs gages, un morceau de pré, sur les bords de la «  rivière vieille », autrement dit le Glier, au mas du moulin blanc. En contrebas et à gauche de la route qui mène de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs  à Saint-Marcellin, au fond d'une combe verdoyante, ombragée de noyers séculaires et bordée de pièces de vigne, le Glier coule, encavé entre des peupliers élancés. Or il arriva que le torrent rapide, roulant sur des pierres et des cailloux blancs, à la suite de pluies abondantes, changea de lit, dans une crue subite, et, en se jetant au travers d'un pré voisin appartenant à pierre Champel, bourgeois de l'Albenc, et à joseph Berlioz, marchand rouennier de La Côte-Saint-André, en coupa un morceau pour le réunir au fonds récemment acquis par louis mandrin.
(Notons au passage que le Berlioz de qui il est question ici était le propre grand-père du futur compositeur Hector Berlioz). Les prairies de louis Mandrin étaient en effet bornées, au levant, par la rivière. Celui-ci n'hésita pas à prendre possession de la pièce de terre que le Glier venait de lui attribuer ; ce que voyant, Berlioz et Champel firent faire des « fortifications » pour ramener la rivière vieille dans son ancien lit et recouvrer leur bien.
1. les pièces de procédure et les dépositions des témoins, aux archives de l'Isère, bailliage de saint-marcellin, justice de saint- Etienne de saint Geoirs. 
A peine les travaux furent-ils terminés, que louis Mandrin, assisté de joseph Merlin, les détruisit, arrachant palis et piquets, et le Glier de reprendre son nouveau cours. 
Il en résulta un procès devant le lieutenant châtelain* François Buisson, qui se termina par un accord en date du 30 juillet 1743 : la veuve mandrin et son fils reconnurent le bon droit de Champel et de Berlioz, leur versèrent 44 livres 16 sols d'indemnité et acceptèrent que l'on « plantât » trois « limites », pour borner les prés 1. 
 La contestation semblait donc réglée, quand, sur la fin de 1747, sous prétexte que les « fortifications » de Champel et Berlioz, en faisant violemment refluer les eaux du Glier, portaient dommage à ses prairies. Mandrin les fit détruire une seconde fois par merlin. le 24 mai 1748, à nuit tombante, Riollet, maître cordonnier, passait dans les prés, en contrebas de la route de saint-marcellin, au moment où merlin, une hache en main, démolissait piquets et gabions. « et lorsqu'il voulut lui représenter le tort qu'il faisait aux sieurs Berlioz et Champel, de ce qu'il arrachait leurs palis, merlin lui dit : 
« Ces b... de voleurs veulent faire gâter mon pré par l’eau ! Si la chose n'était pas faite, je la referais. » 
 Pour la troisième fois, Champel et Berlioz firent recommencer les travaux destinés à maintenir le Giers dans son cours primitif. Deux terrassiers y étaient occupés quand survint Mandrin. En les apercevant, il se mit en colère : que venez-vous travailler ici, n'avez-vous pas d'ouvrage chez vous? 
- je travaille sur un sol qui appartient à mm. Champel et Berlioz, répondit l'un des tâcherons, et non pas le vôtre. Tant qu'ils me donneront de l'ouvrage, je travaillerai pour eux. » 
 A quoi Mandrin répliqua « sur un ton d'ironie » : 
« Je voudrais pouvoir trouver l'occasion de te servir d'ami, je le ferais comme il faut. » 
Puis, s'adressant au second des deux ouvriers, mandrin, « en le menaçant beaucoup, lui dit qu'il ne lui convenait pas de faire ce travail, que ces réparations n'existeraient pas longtemps. 
« Je travaille par ordre de mm. Champel et Berlioz, répondit le compagnon, et sur leur sol. Ne venez pas me menacer. 
 -je ne vous menace pas, répartit Mandrin. Je voudrais seulement vous trouver dans un endroit à pouvoir vous faire plaisir. Si vous n'aviez pas de quoi vivre, vous n'aviez qu'à venir me trouver ; je vous aurais donné de quoi, car vous faites là un ouvrage, qui, je vous le répète, ne durera pas longtemps. » 
Et, pour la troisième fois, durant la nuit, merlin arracha ou coupa gabions et pois de masse. du haut de la route, qui dominait la combe, louis Maclet, un tâcheron de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs , le vit en passant : 
« Pourquoi enlèves-tu ces palis? » 
« Mais ledit merlin l'envoya promener en lui disant que ce n'était pas ses affaires et qu'il en ferait bien davantage, ce qu'entendant Maclet poursuivit son chemin. » 
 au cours du procès qui en résulta, joseph Merlin déclara qu'il avait démoli les travaux exécutés sur les ordres de Champel et de Berlioz, parce que, toutes les fois que le torrent aurait débordé, les eaux en auraient été rejetées avec rapidité contre ses prés, de manière à les détruire. « Nul ne peut se réparer, disait Merlin, pour nuire à son voisin. » il avait d'ailleurs pris cette initiative de lui-même « par la raison qu'il n'était pas en état de faire un procès à Berlioz et à Champel, attendu sa pauvreté. Aussi bien le torrent, en débordant depuis, lui avait emporté tout son fonds 1 ». 
 Ce joseph Merlin, paysan de saint Étienne de saint- Geoirs, était logé depuis plus de quinze ans chez les Mandrin et nourri par eux. Le père, François Antoine, puis son fils Louis, avaient payé ses dettes. En retour il leur avait abandonné tous ses biens, à l'exception de ses bois et d'une maison qu'il possédait, attenante au jardin des Mandrin. 
 Au mois de janvier 1749, Merlin s'absenta pour aller demeurer quelque temps à la côte-saint-andré. En rentrant il trouva, comme il le dit lui-même, sa maison « saccagée ». Louis Mandrin avait pénétré chez lui pour lui prendre deux chemises et tous ses papiers. Peu après, Pierre Mandrin, âgé de vingt ans, étant rentré au pays après avoir servi dans les armées du roi, s'était introduit, avec son frère Louis et avec Jean Joug, leur domestique, dans la grange de Joseph Merlin. Il y était parvenu en montant sur les épaules de son frère qui s'appuyait contre le mur, de manière à atteindre une fenêtre qui donnait, au levant, sur son jardin, « laquelle fenêtre il avait fait tomber, car elle n'avait aucune ferrure ». De l'intérieur, il  avait ensuite ouvert la porte. Louis et Pierre Mandrin avaient pris dans la grange deux tonneaux de onze charges, avec leurs chantiers. Comme ces tonneaux n'étaient pas entièrement pleins, ils avaient eu soin de les remplir avec du vin tiré d'un troisième fût. Le cordonnier, Etienne Motuel, qui travaillait dans son échoppe, en tirant sa distraction du va-et-vient de la rue, avait aperçu les frères Mandrin au moment où ils faisaient rouler l'un des tonneaux du seuil de la maison Merlin jusqu'à leur cave.
1. les pièces de procédure, dépositions et interrogatoires relatifs à l'affaire du Glier, aux archives de l'Isère, bailliage de saint-marcellin, 
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Au mois d'octobre suivant, toujours aidé de son frère pierre, auquel il adjoignit le maçon jean Gérin, qui travaillait alors chez lui, louis Mandrin pénétra une seconde fois dans la grange, pour y prendre un tonneau de onze charges, trois poutres de cinq pouces carrés et longues de douze pieds, plusieurs planches, et un manteau de pressoir. le charpentier Mathays, en journée chez les Mandrin, employa tout aussitôt les poutres au couvert de l'écurie, qu'on était occupé à construire, les plaçant « en ventrière, sablière et chevron », et il fit servir les planches, ainsi que le couvercle du pressoir, à la réparation du degré qui descendait à la cave, Mathays ne put cependant s'empêcher de dire à la veuve mandrin, qui faisait agir ses deux fils : 
A si Merlin était ici, cette manœuvre n'aurait pas été faite. 
— Merlin lui répondit la bonne femme, je n'ai eu que trop de patience avec lui ! Tout ce que mes fils ont pris leur appartient. Voilà longtemps que nous l'entretenons, Merlin ! » 
Quant à louis Mandrin, comme joseph Biessy, fermier de m. de Monts de Savasse, lui exprimait, sur le bruit public, la surprise que lui avait causée ce déménagement : 
« Il m'est bien permis de prendre mon bien et les effets que mon père a achetés de Merlin. » 
 Mais tel ne fut pas l'avis de ce dernier, quand, à son retour, il constata ces déprédations. Le 9 novembre 1749, il en adressa une plainte au juge ordinaire de saint-étienne-de-saint-geoirs. « Des vols de cette espèce, écrit-il, méritent une punition exemplaire. » 
 Le juge. Gara de la Bâtie, ordonna une instruction. Louis Mandrin reconnut l'ensemble des faits, mais il allégua que Merlin avait, « depuis quinze et vingt ans», l'habitude de vivre chez son père François Mandrin et chez lui, qu'il n'avait cessé d'être nourri par eux, qu'il avait fait un testament en faveur de François Mandrin, lui léguant tous ses biens à l'exception de sa maison et de ses bois, et que, conséquemment, les effets lui appartenant avaient toujours été considérés comme biens communs. « Les poutres, disait louis mandrin, m'appartiennent précisément ; du consentement de Merlin, je les avais mises en dépôt dans sa grange. Quant au reproche d'avoir passé par la fenêtre, il est absurde, puisque j'avais à ma disposition la clé de la porte. » 
Les mandrin furent condamnés en 150 livres de dommages et intérêts envers Merlin, en 6 livres d'amende et en 10 livres d'aumône. Ils firent appel. 
 Ce dernier procès et les faits qui l'entourent découvrent un état de gêne, où Mandrin et sa famille, qui jouissaient d'une honnête aisance quelques années auparavant, semblent brusquement tombés. Les domestiques ne sont plus payés et quittent le vieux logis ; on recourt à des expédients pour faire face aux nécessités de l'existence. De graves revers venaient en effet de porter un trouble profond dans les affaires communes dont le jeune louis Mandrin avait la gestion et de le ruiner avec tous les biens. Ces revers, la manière surtout dont ils se sont produits, vont avoir sur son destin une influence déterminante. Il importe de s'y arrêter. 
1. toutes les pièces du procès aux archives de l'Isère, bailliage de saint-marcellin. 
VI
La fourniture des mules 
La guerre dite de la succession d'Autriche était engagée depuis 1741. Le maréchal de Belle-Isle commandait l'armée de Provence qui opérait dans la haute italie. Il avait des camps d'approvisionnement à Villefranche, à menton, à Cabbé-Roquebrune ; des chevaux, des mules et des mulets lui étaient nécessaires pour le transport des vivres et autres approvisionnements par les cols et par les gorges des alpes. Nous venons de voir louis Mandrin chargé de conduire, en janvier 1747, jusqu'à Romans, quatre mulets fournis par la communauté de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, pour satisfaire aux réquisitions des intendants militaires. Cette entreprise le mêla aux marchés qui se passaient dans la région, à l'effet de procurer à l'armée de Provence les animaux de trait et de bât dont elle avait besoin. il fut amené à conclure, le 1er mai 1748, avec la maison Archimbaud, Dubois et Cie banquiers de Lyon, un traité par lequel il prenait à son compte les contrats que ces entrepreneurs 
1-procès en appel de cl. Brissaud contre l. mandrin et p, jacquier, 1749-1750, procédure, interrogatoires, confrontations et dépositions, archives de l'Isère, bailliage de saint-marcellin. — protocoles de « m fr.  Buisson, notaire. 1749, étude de m° Félix Veyron-Lacroix, notaire à saint Etienne de saint Geoirs, vol » procédures, 1741-1756. 
Avaient passés à l’effet de fournir aux troupes du maréchal de Belle-Isle le service d'une «brigade» de «cent moins trois », c'est-à-dire quatre-vingt-dix-sept mules et mulets bâtés et harnachés, pour transporter, dans la région des alpes, les provisions nécessaires à l'armée d'Italie. 
 Louis Mandrin se procura donc la quantité de mulets convenue, avec leurs attraits. Il y employa l'argent dont il pouvait disposer, et, comme ses ressources ne suffisaient pas, il s'associa deux marchands comme lui, l'un de Saint-Hilaire, nommé p. Jacquier, et l'autre de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, Claude Brissaud.
Les trois compagnons se mirent en route, poussant devant eux leurs cent moins trois mulets bâtés et harnachés ; ils descendirent la vallée du Rhône, et atteignirent Arles, vers la mi-mai. A Arles, les mulets furent passés en revue par les inspecteurs de l'armée de Provence et marqués l'un après l'autre au chiffre de la maison Archimbaud, Dubois et Cie dont mandrin était le représentant. Louis mandrin fut ensuite promu à la dignité de « capitaine de la brigade des mules », avec autorité sur une troupe relativement nombreuse de « haut-le-pied », conducteurs de mulets et valets d'écurie.
D’Arles, la «brigade» poursuivit sa route par Brignoles, où l'un des mulets fut vendu 50 livres, parce qu'il était en mauvais état. Passant par Draguignan, elle arriva à Nice. Brissaud et jacquier continuaient d'accompagner mandrin.
Ce n'est qu'à Nice, le 27 mai 1748, que Brissaud et Jacquier signèrent avec Louis Mandrin le traité en bonne et due forme par lequel ils s'associaient avec lui, chacun pour un tiers, à  fin d'exécution du contrat, pour la fourniture des mules, conclu avec la maison Archimbaud et Cie ; puis les deux associés rentrèrent en Dauphiné, laissant au seul mandrin la direction de la  brigade».



50 la jeunesse de mandrin.



Mandrin est tout à son affaire. Il est jeune, dans sa vingt-quatrième année, actif, entreprenant. il aime le mouvement, la vie au grand air et se trouve exercer, dans ce pays de montagnes au seuil duquel il est né, ce don du commandement qui est la caractéristique de sa nature.
Il importe de préciser le service que les « directeurs » de l'armée lui demandaient. Son rôle n'était pas celui d'un maquignon chargé de fournir quatre-vingt-dix-sept mulets bâtés et harnachés ; mais celui d'un « chef de brigade », dont on lui avait donné le titre et l'autorité, chargé d'assurer à ses risques et périls, et sous sa responsabilité, le transport des vivres et fournitures, dont l'armée avait besoin, depuis les camps de menton, de Cabbé-Roquebrune et de Villefranche, jusqu'à l'autre versant des alpes ; transports dont la nature et l'importance variaient d'un jour à l'autre et pour chacun desquels il recevait une rémunération spéciale par les soins des « commis et directeurs de l'armée ».

C’est ainsi que, le 7 juin 1748, mandrin prend des chargements de riz au magasin de M. Hubert, à Villefranche, et en opère le transport jusqu'aux magasins de M. de Savigny à Menton. L’un de ses mulets tombe en chemin sous le faix et se tue.
Le 10 juin, le jeune « chef de brigade » passe la montagne de la Turbie, aujourd’hui nommée mont de la bataille : deux de ses mulets tombent dans un précipice. Deux autres mulets disparaissent encore en gravissant « la montagne de Castillon » (mont Orso). Le 16 juin, il transporte du pain, du camp de Cabbé à celui de Menton. il y perd encore un mulet qui tombe dans un gouffre au bord de la route. Le 28 juin. Mandrin transporte de la farine à Vintimille. Au magasin de M. Cioic, et perd deux mulets au fond d'un ravin.



51 la fourniture des mules.

Le 7 juillet, il a ordre d’amener le bois nécessaire à alimenter les fours de Menton et va le chercher aux Cuses. Deux mulets se précipitent du haut d'une terrasse avec leur charge. Le 9 juillet, comme Mandrin portait du pain à San Antonio, un de ses mulets dégringole encore dans un précipice. nous ne connaissons l'itinéraire et les faits et gestes de mandrin à cette époque de sa vie, que par la mort de ses mulets, dont il fut dans la suite obligé de donner le détail.
En somme, le jeune homme faisait là vaillamment son métier. Il se montrait à la hauteur de la tâche qu'il avait entreprise, et, malgré les pertes qu'il avait faites en mulets, on peut supposer qu'il eût finalement obtenu les bénéfices qu'il était en droit d'espérer, lorsque se produisit un événement qui lui fut fatal, pour heureux qu'il fût d'ailleurs : la conclusion de la paix, la paix d'Aix-La-
Chapelle. La convention, qui réglait l'évacuation de l'Italie, ne fut signée à Nice que le 21 janvier 1749; mais, dès juillet 1748, le maréchal de Belle-Isle licencia une partie de ses troupes, où se trouva comprise la « brigade » de louis Mandrin. C’est à peine si celui-ci avait pu faire travailler ses mulets pendant quelques semaines. Force lui fut de se remettre en route avec sa « brigade » décimée. Il partit le 19 juillet pour regagner le Dauphiné, par le col de Tournon et par Draguignan.
Une maladie, qui était tombée sur ses bêtes, venait encore de lui en faire perdre une demi-douzaine. Il avait dû les faire jeter à la mer. En chemin, les mulets se trouvèrent harassés ; quelques-uns tombèrent malades. Pour ne pas les perdre, le jeune maquignon fut contraint d'en vendre quarante-six, dans les plus mauvaises conditions. Il revint à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, avec seize mulets, — seize mulets sur les cent moins trois. Encore les pauvres botes étaient-elles étiques et pitoyables.



58 la jeunesse de mandrin.

Leur malheureux conducteur les campa dans le chemin de ronde, près de la porte neuve, le long du ruisseau, derrière le mur de clôture du château de tallard. Les bonnes gens de Saint-Étienne les y venaient voir. Ils s'apitoyaient sur le désastre. De nos jours encore, la tradition de cette débâcle est restée vivante parmi les vieux du pays. Des seize mulets minables. Jacquier en prit neuf pour sa part, Brissaud en eut deux, ceux qui restaient, soit cinq mulets, demeurèrent à Mandrin.

Sans qu'aucune faute ou négligence pût être reprochée au jeune maquignon, son entreprise se terminait par un désastre. Le traité passé avec l'administration militaire ne stipulait d'indemnités que pour ceux des mulets qui auraient été pris ou tués par l'ennemi et pour ceux qui se seraient noyés en aiguayant les rivières: aucun des mulets perdus par Mandrin ne se trouvait dans ce cas. De plus, comme le concessionnaire était payé à la tâche pour le travail fourni, il ne recevait rien pour ses frais de retour en dauphiné. Enfin une partie des sommes que les commissaires des vivres lui devaient, en raison du travail qu'il avait fourni, ne lui furent pas payées. Mandrin s'adressa à l'administration des fermes qui avait soumissionné l'approvisionnement de l'armée : il fut éconduit. Aussi bien, les nombreuses contestations qui résultèrent de la fourniture des vivres à l'armée d'Italie de 1741 à 1748 n'étaient pas encore réglées trente ans après, comme en témoigne un arrêt du conseil en date du 29 décembre 1779.

Au lieu que son initiative et son travail eussent rétabli, comme il l'avait espéré, les affaires de sa famille, une affreuse débâcle en résultait pour lui et pour les siens. Dans ce moment sa tête chaude et portée aux résolutions violentes s'exalte outre mesure ; la colère et la haine lèvent en lui ; il ne connaît plus que le désir de tirer vengeance de cette administration qui lui a refusé tout recours et l'a ruiné avec tous les siens.

La fourniture des mules. 53


En cette année et en celle qui suivit, louis mandrin vint souvent passer quelques jours, au hameau de cours, dans la vieille maison patrimoniale des Chenavaz. Il y restait assis, silencieux, immobile, sous le grand manteau de la cheminée, les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains. Dans sa tristesse, sans contrainte, par moment il pleurait abondamment.



VII


Ennemond Diot



Plusieurs des meilleurs biographes de Mandrin le montrent en 1748 et 1749 fabriquant de la fausse monnaie. On vient de voir au contraire à quelles entreprises il était activement et honorablement occupé.
Au reste louis Mandrin était mal entouré. La mort de son père l'avait laissé sans soutien. On connaît à présent le caractère de sa mère. Son frère pierre était revenu de l'armée avec les idées de rapine que lui avaient données ses compagnons de camp. A cette époque, les armées étaient encore composées des plus fâcheux éléments. C’est pierre Mandrin qui s'associe avec Claude Joly « maréchal à forge », établi à saint Étienne de saint- Geoirs, pour fabriquer de la fausse monnaie.
De toute la famille le meilleur est certainement louis Mandrin, celui qui fait l'objet de ce récit. Avec ses emportements, ses violences, son éducation fruste et rude, avec ses jurements et son penchant au vin, il est généreux et bon ; il a des élans d'enthousiasme vers ce qu'il croit le bien. Il est très dévoué à sa famille et cherche à se rendre utile, non seulement à ses frères et sœurs, mais à ses cousins. Il avait emmené un de ces derniers, qui s'appelait, comme l'un de ses frères, Claude Mandrin, en qualité de haut-le-pied avec sa brigade de mules. Claude se sauva en volant à louis Mandrin des effets et l'une des bêtes qu'il lui avait confiées. quant à Pierre, le faux-monnayeur, frère de louis Mandrin, et à son autre frère Claude, âgés respectivement de vingt-deux et vingt ans, l'épisode qui suit les fera connaître.

Le dimanche 1er novembre 1752, un jeune matelassier, Ennemond Diot, dit guyot, originaire d'Irigny dans le lyonnais, arrivait à Saint Etienne de saint- Geoirs au moment où l'on y chantait vêpres : jeune gars de dix-huit ans il était accompagné de joseph Jourdan, dit le blondin, ce qui était un euphémisme car Jourdan avait les cheveux roux. Ennemond Diot, parti de Grenoble, avait rencontré blondin sur sa route et, tout en cheminant, la conversation s'était engagée. Dans les rues de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, nos deux compagnons trouvèrent les frères pierre et Claude Mandrin, que blondin connaissait. Ils entrèrent tous quatre au cabaret que tenait la boulangère, où, tout en vidant chopine, ils organisèrent un plan de vol à l'église, que Diot se chargea d'exécuter.
Le mardi, 3 janvier, les stéphanois virent cet inconnu traverser plusieurs fois le cimetière de l'église, accompagné de pierre et de Claude mandrin. Le même jour, sur les cinq heures du soir, le sacristain, Jean Boulier, vint, comme de coutume, pour fermer l'église à nuit tombante. Plusieurs femmes y priaient encore. Elles étaient à genoux, la tête inclinée, masses sombres dans la pénombre du jour qui s'éteignait. Le sacristain les avertit qu'on allait fermer. Elles se levèrent lentement. Et il fut obligé de faire à plusieurs reprises la même observation à un jeune homme, — c'était Ennemond Diot, -- qui, chaque fois, au lieu de sortir, se contentait de changer de place, allant d'un banc à l'autre. Le sacristain le vit pour la dernière fois auprès du banc seigneurial de M. de Monts de Savasse. Comme il y retourna peu après et n'y aperçut plus l'inconnu, il pensa que celui-ci était sorti. Il se dirigea donc à son tour vers la porte, et, après l'avoir fermée, il allait rentrer chez lui, quand une des femmes que nous venons de voir en prière lui dit qu'un homme était sans doute resté dans l'église et s'y était caché. Le sacristain alla quérir son père, Michel Bouher, qui remplissait à Saint- Etienne de saint Geoirs les fonctions de procureur d'office, nous dirions aujourd'hui de « commissaire de police », et tous deux furent au presbytère chercher la vicaire, l'abbé benoît Biessy, frère du curé. Le sacristain, le procureur et le vicaire, accompagnés de quelques fidèles, pénétrèrent dans l'église. On était un peu ému, f qui que ce soit ne parlait ». Chacun s'était armé d'une chandelle car il faisait nuit noire ; enfin, dans la chapelle de Saint-Antoine, l'abbé Biessy aperçut le jeune homme couché sous le siège du banc seigneurial. Il cherchait a s'y dissimuler, et se trouvait fort pressé « dans cet endroit qui n'avait qu'un pied de large, parce que le derrière dudit siège est borné par des ais qui joignent
le mur et que, sur le devant dudit siège, il y a un pieddroit. L’on remarqua aussi qu'il avait tiré contre lui, afin de se mieux cacher, le banc qui sert de genouilloir ». L’inconnu fut conduit à la prison du bourg, où le sergent Brissaud le fouilla. Ce vagabond avait dans les goussets de sa culotte une somme de 350 livres, 18 sols, 6 deniers. On remarqua que plusieurs des sous et deniers étaient enduits d'une sorte de glu et collaient l'un à l’autre. En sortant de la prison, où Ennemond Diot resta enfermé, fr. Buisson, Lieutenant châtelain, et ceux qui l'y avaient accompagné aperçurent, à trois ou
Quatre pas de la porte d'entrée, un pot de couleur rouge, bouché avec du papier et qui était rempli de glu. il était tombé sur de la paille qui se trouvait là, et plusieurs des assistants se rappelèrent dans ce moment que, à cet endroit, ils avaient vu l'inconnu tirer quelque chose de sa poche ; mais ils n'avaient pu distinguer ce que c'était, à cause de la nuit.

Le lendemain mercredi, 4 janvier, l'abbé Biessy étant allé à l'église, à six heures et demie, pour sa messe du matin, trouva le tronc « pour les réparations de l'église » forcé ; la serrure en était « enfoncée et rompue ». Le châtelain appelé en hâte en fit la constatation. L’argent du tronc avait disparu. Dans le chœur, le tronc « pour les âmes du purgatoire » était enduit de glu tout autour de la fente par laquelle les fidèles glissaient les pièces d'argent. On l'ouvrit et l'on constata que la monnaie qui se trouvait « dans le pot de terre » était également gluante, ainsi que les bords du pot. Mêmes constatations au tronc, « pour le luminaire de l'église, et enfin sous le banc de M. de Monts de Savasse, il ramassa  un bois plat et très mince de la largeur environ d'un pouce, et long d'environ un pied et demi, lequel bois était aussi gluant, et n'était pas douteux que c'était par le moyen de ce bois gluant que le voleur avait arraché l'argent qui était dans lesdits coffres. »
Ces troncs sont conservés au presbytère de saint-étienne-de-saint-geoirs. La forme en est singulière. Ce sont des bancs, au dossier droit et plein, dont le siège est un coffre sur le haut duquel a été pratiquée la fente par laquelle on jetait l'argent. Dans l'intérieur des coffres, les pots de terre dont il vient d'être question étaient placés directement sous ladite fente pour recueillir la monnaie.
Le « sacrilège avec effraction » était un cas royal, un des crimes les plus graves qu'un homme pût commettre.
On imagine l'émotion que ces constatations produisirent dans le bourg de Saint Étienne de saint Geoirs.
Le châtelain buisson revint donc à la prison accompagné du procureur d'office, pour interroger l'inconnu. Celui-ci déclara s'appeler Ennemond Diot, fils de feu Fleury et de feue Jeanne, disant ne pas savoir d'autre nom à sa mère 1 ».
Par le parlement de Grenoble, il fut condamné aux galères à perpétuité et à être flétri au fer rouge ; ainsi que pierre et Claude Mandrin, et Blondin, leur complice. Les trois derniers étaient en fuite. La condamnation de ses frères rejaillissait sur Louis Mandrin lui- même, et très durement, à cause de l'étroite solidarité familiale qui régissait les hommes de ce temps.
Depuis 1750, depuis que la ruine de sa famille par l'affaire des mules est consommée, louis ne fait rien à saint-étienne. Il n'y séjourne plus de 1752 à 1754. S’il y revient de temps à autre, il paraît se cacher et comme demander un asile aux rares amis que sa famille a conservés.
Et dès alors on le voit réduit à des moyens irréguliers pour se procurer les ressources nécessaires à sa subsistance et à celle des siens. Il négocie du tabac de contrebande à Grenoble où il fréquente et où il a des parents. Au reste, les poursuites, qui ont été dirigées contre ses deux frères, l'ont mis hors de lui. On voit ici, comme on verra constamment par la suite, ce meneur d'hommes

1. ces faits sont établis par les deux interrogatoires d' Ennemond Diot, le premier (3 janvier 1752; devant le châtelain de Saint-étienne-de-saint-geoirs, le second (9 janvier 1752) devant Payn du Perron, lieutenant en la juridiction de Saint-Étienne, puis par les déclarations de Michel Boulier, procureur d'office, et par le procès-verbal du lieutenant-châtelain Buisson, documents conservés aux archives de .Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs et aux archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin,

Se subordonner à ceux qui l'entourent, à ceux auxquels il était dévoué et plus particulièrement aux siens. Mandrin se soumettait à un esprit de famille très puissant, comme le faisaient la plupart de ses contemporains, parmi les sentiments des hommes d'autrefois, c'est peut être celui que nous comprenons le moins bien aujourd’hui, et cependant, sans lui, il est impossible e les comprendre eux-mêmes.
 Mandrin s'en prit tout d'abord aux frères Biessy, les deux ecclésiastiques qui avaient été la cause première des poursuites dirigées contre ses deux frères à lui.
 En outre l'abbé pierre Biessy, en qualité de curé de Saint-étienne-de-saint-geoirs et d'archiprêtre de Bressieux, était tenu de publier au prône les actes de l'autorité publique. il eut donc à lire plusieurs fois les ordonnances et décrets d'arrestation contre les Mandrin, Louis était exaspéré par ces proclamations, il sommait le curé d'avoir à les négliger ; mais naturellement messire Biessy passait outre.
Celui-ci n'était pas seulement curé ; c'était un propriétaire, jaloux de la prospérité de ses domaines.
 Mandrin, assisté de quelques amis, tomba comme un ouragan sur les clos du curé Biessy aux environs de Saint-étienne-de-saint-geoirs, arrachant en un jour cent vingt mûriers, une centaine de souches de vigne, que le curé élevait sur hautains, et abattant une douzaine de gros châtaigniers. Mandrin se rendait devant la maison du curé Biessy, où il l'appelait à voix haute, lui criant de sortir afin qu'il lui pût régler son compte. Par ses menaces, il terrorisa le pauvre homme au point de le contraindre à s'enfuir de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
 La colère de Mandrin s'en prend aussi au lieutenant-châtelain Buisson, qui a instruit le procès. Il menace père et le fils. Mandrin s'entoure d'amis. Le châtelain prend peur comme le curé. Ceux des habitants de Saint-étienne-de-saint-geoirs qui croient devoir le soutenir sont à leur tour en butte aux violences des compagnons.
« Nous ne savons plus que devenir, écrit le châtelain au procureur général de Grenoble ; les désordres augmentent tous les jours, tout le pays est en armes, plusieurs personnes n'osent plus sortir de chez elles. »
 Il faut embrasser ouvertement le parti de Mandrin et se joindre a lui pour venger sa famille. Ceux qui ne sont pas avec lui sont contre lui. Le châtelain, réduit à l'impuissance, ne peut plus administrer son mandement. « Ces misérables ne parlent que de tuer, brûler et saccager. Tout le monde les craint. Nos habitants sont si lâches qu'il n'est pas possible de les porter à faire un coup de main, pour les arrêter. Ils (mandrin et ses amis) paraissent tous les jours ici d'un air des plus hardis ».

1. lettre du châtelain Buisson, 31 mars 1758.



VIII

LE TIRAGE DES MILICES

Dans l’ancienne France, le service des milices complétait celui de l'armée régulière, laquelle était composée de soldats de carrière réunis par recrutement. Chaque année, en février ou en mars, les intendants fixaient dans leurs provinces respectives le nombre de miliciens que les communes devaient fournir ; puis, en présence de l'intendant ou de l'un de ses subdélégués, il était procédé au tirage au sort dans les chefs-lieux des élections. tous les hommes, ou du moins tous les hommes du peuple de dix-huit à quarante ans, pouvaient être soumis au tirage ; car les nobles et les riches étaient exemptés. Les déserteurs, les réfractaires, ceux mêmes qui, une fois miliciens, s'absentaient sans congé régulier, étaient passibles des galères, et le plus souvent à perpétuité. La correspondance des intendants et celle des gouverneurs provinciaux sont remplies de doléances populaires contre la milice abhorrée. Des coutumes malheureuses venaient encore aggraver les troubles que les levées occasionnaient dans les campagnes. C’est ainsi qu’un milicien, (qui parvenait à arrêter un réfractaire et à le remettre entre les mains autorités, se libérait du service,) à chaque tirage notera Turgot, était le signal des plus grands désordres et d'une espèce de guerre civile entre les paysans, dont les uns se réfugiaient dans les bois où les autres allaient les poursuivre à main armée pour enlever les fuyards et se soustraire au sort que les premiers avaient cherché a éviter ».
La faculté laissée aux garçons, sur qui le sort était tombé, d'arrêter les « absents », pour les faire servir en leur lieu et place, donnait lieu à de vraies batailles,
Car les uns et les autres se faisaient soutenir par leur parents, par leurs amis et camarades.
Le 29 mars 1753, le subdélégué Maucune de Beauregard se rendit à Izeaux, pour y faire procéder au tirage de la milice. Claude Brissaud, qui avait été associé avec Mandrin pour la fourniture des mules, vint trouver le subdélégué et lui soumit des observations à fin de faire dispenser du tirage son fils pierre ; mais le subdélégué ne voulut pas accueillir sa requête, en sorte que Brissaud fit évader son fils, qui fut déclaré réfractaire et fugitif. Pierre Roux, laboureur à Beaucroissant avait été désigné par le sort pour être milicien de sa commune. Assisté de ses deux frères, François et Joseph, et de deux amis, joseph Tournier et Mathieu Baronnat, il chercha à s'emparer de pierre Brissaud. En le livrant aux autorités, il s'exempterait lui-même du service militaire. Pierre Brissaud apprit le danger qui le menaçait, par son jeune frère Guillaume, alors âgé de quinze ans. Il s'adressa à Mandrin. le 30 mars 1753, une rencontre furieuse entre les deux bandes, celle des Roux d'une part, et celle des Brissaud de l'autre, eut lieu à cinq cents mètres de Saint-étienne-de-saint-geoirs, au mas des serves, près du quartier des Ayes, sur l'ancienne route de la forteresse, route appelée dans sa première partie la vie profonde et, après les Ayes, la vie nove (via nova).

Les serves étaient des étangs périodiques pratiqués dans des fonds de prairies en forme de cuves. On y ramassait, par des barrages, l'eau qui descendait en ruisselets des collines. Dans ces manières d'étangs, le poisson « profitait » à merveille ; on le récoltait en carême après avoir laissé s'écouler les eaux. Le chemin se creuse en une cavée, resserrée entre des terrassements que surmontent des charmilles dominées par des chênes géants ; d'où son joli nom : « la vie profonde. » aux heures les plus chaudes des jours d'été, il y fait sombre et frais. Dans le creux des serves se pressent en bouquets les saules aux branches grisâtres. Les prairies sont closes de haies vives. On y pénètre par des échaliers à claire-voie et l'herbe est très verte sous les châtaigniers élancés et légers au feuillage luisant. Entre les partis, qui allaient en venir aux mains, les forces étaient à peu près égales. Les « miliciens » étaient cinq : les trois frères roux, Tournier et Baronnat. « Les frères roux, écrira le lieutenant-châtelain buisson, sont de fort braves gens, aisés et un peu hors du commun. » les Brissaud étaient au nombre de quatre, louis mandrin, pierre fleuret dit court toujours, Sauze dit coquillon, et benoît Brissaud, frère de pierre, le milicien fugitif. La lutte qui s'engagea ne tarda pas à devenir mortelle. Des passants, qui étaient accourus au nombre de seize, voulurent intervenir, mais ils furent tenus à distance, quelques-uns des combattants ayant mis leurs fusils en joue. L’un d'eux pressa même sur la gâchette, mais heureusement il fît « faux feu ». Joseph Roux fut tué sur place ; son frère François, grièvement blessé, put se hisser sur son cheval et regagner son domicile à Beaucroissant, où il ne tarda pas à expirer à son tour. On trouva dans les poches de celui qui était demeurée étendu sur place, trois livres, méditations sur la passion de n.-s. j.-c, pensées chrétiennes et chemin du ciel.
Le jour même où cette bagarre eut lieu, M. de Moidieu, procureur général au parlement de Grenoble,
Lança un mandat d'amener contre louis mandrin, contre Benoît Brissaud et contre Pierre Fleuret, dit
Court toujours. Il était ordonné aux officiers municipaux d'assembler les paysans pour les arrêter et les conduire dans les prisons de saint-marcellin. Mais nul, à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, ne se risquait à entrer en lutte contre nos compagnons ; d'ailleurs la plus grande partie de la population partageait leurs sentiments.
 La maréchaussée de saint-marcellin parvint à arrêter pierre Brissaud, le milicien fugitif, et son frère benoît l'un des acteurs du combat du 30 mars. Le 22 mai, l'intendant de la province condamna pierre, le fugitif, à servir durant dix années dans les milices à la décharge de Pierre Roux, et son père Claude, qui avait favorisé son évasion, en 500 livres d'amende, dont cent livres applicables à la maréchaussée de saint-marcellin en indemnité des courses qu'elle avait dû faire pour l'arrestation des fugitifs.
 Quant à Louis Mandrin, pierre Fleuret dit court toujours, Antoine Sauze dit coquillon, et benoît Brissaud, les vainqueurs du 29 mars, ils furent jugés par le parlement de Grenoble le 21 juillet 1753, mandrin et court- toujours par contumace, Coquillon et Brissaud contradictoirement. On était parvenu à saisir ces deux derniers et ils avaient été écroués à la conciergerie de grenoble. Louis Mandrin fut condamné à être roué vif, comme auteur principal de l'assassinat des frères roux ; Benoît Brissaud à être pendu ; quant à court toujours et à coquillon, accusés d'avoir « favorisé ledit assassinat », ils furent envoyés aux galères. Court toujours, pour sa vie entière et Coquillon pour dix ans.
Benoît Brissaud fut pendu le jour même à Grenoble, Place du Breuil (aujourd'hui place Grenette). Sa tête fut ensuite tranchée pour être exposée le lendemain, 22 juillet, à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, au mas des serves, à l'endroit même où Joseph Roux était tombé frappé à mort.
La sentence contre Louis Mandrin était exécutée en effigie, et l'arrêt affiché au pilier de justice de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
On retiendra le nom du président qui prononça cette sentence : Honoré Henri de Piolenc, seigneur de Beauvoisin, Thoury et autres lieux.



IX

Bélissard dit le pays


Le jour même où benoît Brissaud avait été supplicié, place du breuil, à Grenoble, c'est-à-dire le 21 juillet 1753, une autre exécution y avait été faite et avait eu sur l'esprit de Louis Mandrin un terrible contrecoup. Son frère Pierre y avait été pendu comme faux-monnayeur, après avoir été appliqué à la torture. Le moule, dont il s'était servi pour couler ses faux écus, avait été brisé au pied de la potence.
Pierre mandrin avait été saisi sur la dénonciation d'un brigadier des fermes générales, marié à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, Jacques-Sigismond Moret,  un nom que Louis Mandrin n'oubliera pas. Déjà les fermes générales avaient ruiné sa famille dans l'affaire des mules. Aussi bien, la condamnation prononcée contre lui, à la suite de la rixe des serves, en faisait un « bandit ». Depuis quelque temps il prêtait l'oreille aux sollicitations d'un chef de contrebandiers, qui jouissait d'une réputation singulière de sagesse et d'intrépidité, jean Bélissard, du lieu de Brion, voisin de Saint-étienne-de-saint-geoirs, que Mandrin dans la suite appellerait «  le pays ». Bélissard était de ceux que la contrebande armée avait portés rapidement à une assez brillante fortune. Au moment même où mandrin apprenait l'horrible supplice subi par son frère, lui parvenait la nouvelle d'un fait d'armes qui jetait un certain éclat sur la contrebande et l'éclairait d'un jour quasiment héroïque. A la tête de sa bande, où nous voyons Antoine Roche dit prêt à boire, Louis Jarrier dit Piémontais, Joseph Michard dit le Camus, — des noms à retenir, — Bélissard, après avoir franchi le Guiers vif, qui séparait la Savoie de la France, au « gué de popet », près du Pont-de-Beauvoisin, avait envahi tumultueusement cette dernière ville sur terre de France, les armes hautes, avec des cris furieux. Il s'agissait, pour les contrebandiers, de délivrer un de leurs camarades, Gabriel Légat dit le frisé, de qui les gâpians t'étaient emparés et qui
Était retenu prisonnier au Pont-de-Beauvoisin, dans la maison du directeur des fermes. En plein jour, le 25 juillet 1753, s'était livré un vrai combat. Les gâpians avaient été battus, laissant sur le terrain deux morts et un blessé ; et Bélissard, à la tête de ses huit ou neuf camarades, était revenu en Savoie, ramenant triomphalement Gabriel Légat, dit le frisé. Le retentissement que cet audacieux coup de main eut en Savoie et en Dauphiné et l'influence qu'il exerça sur l'esprit de mandrin sont indiqués par les contemporains.
 Louis Mandrin se fit donc admettre dans la bande de jean Bélissard ; mais à peine y fut-il entré, que déjà il en était devenu le chef. il avait naturellement le don du commandement, et d'instinct on lui obéissait. « C’est un homme des plus déterminés, notent, dès l'année 1754, les rédacteurs du mercure historique. il a trouvé le moyen d'inspirer aux contrebandiers un si grand respect pour sa personne, qu'ils lui obéissent aveuglement. » Son premier historien, l'abbé Régley, devra lui rendre cette justice : « il avait une éloquence naturelle qui persuadait, l'imagination vive, du courage pour former de grandes entreprises et l'audace dans le succès. » Mandrin entrait dans la contrebande au moment même où celle-ci devait prendre le plus d'extension et, dans ce moment, elle trouvait en lui le chef le mieux fait pour la diriger. « Tout le monde veut être mandrin », écrit l'abbé d'Aurelle à l'intendant d'Auvergne. En Savoie — qui était alors terre étrangère — Mandrin organise et instruit ses hommes, il leur fait comprendre que l'ordre et la discipline sont nécessaires dans leur métier. C’est à la tête d'une véritable petite armée qu'il tombe en France, du haut du massif de la Chartreuse, comme un coup de vent, le 5 janvier 1754.



Troisième partie


la carrière de mandrin



X

Première campagne 1

{2 janvier- 5 avril 1754.)

Entrée en dauphiné. — le combat de Curson. — le brigadier du grand-lemps. — les mandrins à saint-étienne-de-saint-geoirs. — ils sillonnent le Languedoc et poussent jusqu'en Rouergue. — rentrée en Suisse et en Savoie, par le Bugey et par la route de Genève.

Les « mandrins », pour leur donner le nom qui ne va pas tarder à retentir dans la France entière, firent leur première apparition le 2 janvier 1754. Les brigadiers des fermes, établis en chartreuse, furent subitement attaqués par quelques contrebandiers qui tombèrent sur leur poste, les dépouillèrent de leurs armes, lacérèrent leurs registres, et disparurent, comme ils étaient venus, avec la vitesse du vent, après les avoir menacés « de leur faire un mauvais parti s'ils continuaient de faire leur métier. »


1. Antoine Vernière, Courses de mandrin (extrait de la revue et auvergne, 1889). Clermont-Ferrand, 1890, in-8° de 98 pages.



Voilà mandrin. Il a déclaré la guerre aux fermiers généraux et à leurs agents, qui l'ont ruiné, qui ont tué son frère et qui pillent les braves gens. Au reste, il ne laisse pas de se montrer bon prince, et si tous ces commis voulaient quitter leur vilain métier, il serait le premier à leur tendre la main.
 Le 5 janvier, il pénètre en France, suivi de ses hommes, une centaine de bandits, avec armes et bagages, de petits canons à la biscaïenne et une quantité considérable de marchandises de contrebande portées à dos de mulet. C’était surtout du « faux tabac », c'est-à-dire du tabac de contrebande, récolté en suisse. Au XVIIe siècle, on ne fumait pas autant qu'aujourd'hui, mais on prisait et l'on chiquait énormément. Le tabac à priser était vendu en « carottes », c'est-à-dire pressé et ficelé en manière de saucisson, préparé pour la râpe. Le consommateur râpait le tabac à son usage, portant à cet effet sur lui une petite râpe de bois dur ou d'ivoire. Le tabac destiné a être mâché était en « rôles », autrement dit en « andouilles » ; c'était ce que l'administration appelait le « menu filé ». Un autre article, dont les margandiers trouvaient un facile débit, était leur excellente poudre de chasse, connue sous le nom de « poudre des princes ». Puis, pour les dames, des indiennes, des mousselines
brodées, des étoffes imprimées de Mulhouse ; étoffes qui n'étaient pas encore fabriquées en France et qui venaient, les unes des manufactures suisses, les autres directement des indes par les bateaux anglais; enfin, ils débitaient des flanelles, des articles de Genève, montres et bijouterie.
Mandrin transportait également quantité de vin en barils et en bouteilles, car il buvait autant qu'il fumait, et ses hommes fumaient et buvaient autant que lui

Les contrebandiers étaient tous armés d'un mousquet, de deux pistolets de ceinture, de deux pistolets d'arçon et de deux pistolets de poche, chacun à deux coups ; en outre, d'un couteau de chasse. ils étaient montés sur des chevaux petits, robustes et agiles, nourris dans ces pays de montagnes où les cultivateurs en faisaient l' élevage spécialement pour eux. Quand ils ne les achetaient pas, les contrebandiers les louaient très cher pour la saison d'hiver. En marche, ces chevaux se distinguaient par un harnachement particulier nommé « à la contrebandière. » sur ces montures vites et nerveuses, nos compagnons franchissaient en plein hiver des distances considérables avec une incroyable rapidité.
 Le 7 janvier Mandrin est au village de Curson, près de Romans, à quinze lieues du bourg natal. Il y dépose ses marchandises. Apprenant que les employés des fermes viennent l'attaquer, il va à leur rencontre, avec une poignée d'hommes seulement. La route est prise comme dans un étau entre de hautes collines. Brusquement elle tourne pour franchir un pont sur le torrent de l'Herbasse : à ce tournant les gâpians ont apparu. Une décharge des contrebandiers tue ou blesse les uns, et met le reste en fuite. C’est là que mandrin conquiert son fameux chapeau de brigadier, en feutre noir galonné d'or. « Ces gens ont de belles armes, disait-il. Je veux m'équiper à la brigadière. » Il jeta sur ses épaules la mante du brigadier, se coiffa de son chapeau et enfourcha sa monture.
A cette époque, très exactement , Mandrin portait un habit gris à boutons jaunes, un gilet de panne rouge aux goussets profonds, le chapeau galonné d'or enlevé au brigadier, d'où ses cheveux blond ardent, annelés, c'est-à-dire bouclés, s'échappaient naturellement, noués sur la nuque, en catogan, d'un ruban de linon noir. la ceinture de cuir fut alors remplacée par une ceinture de soie rouge et verte où étaient pris un couteau de chasse et une paire de pistolets. Il quittait rarement son fusil à deux coups. Il était âgé de vingt-neuf ans.
 Ayant appris le lendemain, 8 janvier, qu'un brigadier des fermes nommé Dutriet, domicilié au Grand-Lemps, et qu'il connaissait, avait exprimé le regret de ne pas s'être trouvé à Curson pour se battre contre lui, il résolut de l'aller rejoindre. Il part, de nuit, suivi de quelque hommes, par un grand clair de lune. Les silhouettes noires des cavaliers couraient sur la neige. Le Grand-Lemps, à douze kilomètres de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, était le siège d'un des plus importants marché de la province. Mandrin arrive chez Dutriet, enfonce la porte. Le brigadier et sa femme sont tirés de leur lit, ils sont traînés dans la rue. L’homme avait les jambes nues et la femme était en chemise. Mandrin menaçait Dutriet de lui casser la tête d'un coup de pistolet, mais sa femme pleurait et grelottait dans la neige. Les habitants étaient accourus au bruit, à peine vêtus, des lanternes en main. Mandrin sacrait comme un templier : il mettrait le feu au village et fusillerait tout le monde au moindre mouvement. Cependant la femme continuait de pleurer, frileuse dans la neige; alors, Mandrin, brusquement, car il était bon diable, lui dit d'aller se remettre au lit, et avec son mari, auquel il se contenta d'enlever ses armes et son cheval, qu'il trouva tout harnaché dans l’écurie.
 Ceci se passait dans la nuit du 8 au 9 janvier. Le lendemain matin, Mandrin arrivait à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, le pays natal. Il entre à la tête de ses hommes, les armes hautes, à grand fracas. Quelle frayeur pour les ennemis de sa famille, qui avaient bruyamment applaudi à sa ruine ! Ils fuient, ils se cachent. Mandrin se contenta de rire de leur terreur ; mais il se rendit chez
Louis Veyron-Churlet, « marchand, consul exacteur des deniers royaux, et entreposeur des tabacs », comme tel représentant des Fermes.
 C’était son propre oncle maternel et son parrain, celui qui lui avait donné son prénom, louis ; personnage d'importance au reste et qui avait été élu consul dix fois de suite ; mais il était représentant des fermes, et comme tel notre contrebandier devait s'en prendre à lui.
Nuit close, neuf heures du soir. Mandrin avait avec lui dix hommes, « tous armés de carabines, fusils et doubles pistolets ». Les uns veillaient au croisement des rues, d'autres faisaient sentinelle aux portes. Mandrin voulait tout l'argent que l'exacteur avait tiré des contribuables ; mais veyron-churlet s'était enfui, laissant sa fille entre les mains de son coquin de neveu qui réclama à sa cousine 8 000 livres. Hélas ! Tout ce qui se trouvait dans la caisse était loin d'aller à pareille somme. Mandrin consentit que l'un des curieux, groupés autour de la maison, se détachât pour aller demander à l'exacteur un billet de 400 livres payables dans le plus court délai. Puis, avec sa troupe, il se retira après plusieurs jours, Veyron-Churlet, qui avait pu faire quelques recouvrements, envoya spontanément les 400 livres à mandrin, qui se déclara stupéfait de constater que ses fonctions d'exacteur n'empêchaient pas son oncle et parrain de se conduire en honnête homme.
 Voilà la première et unique réquisition opérée par Mandrin dans son bourg natal. Peut-être n'était-ce Qu'une réponse de Mandrin à son parrain, réponse aux observations et réprimandes que celui-ci n'avait pas manqué de lui adresser en le voyant « tourner mal », — une- bonne, ou plutôt une mauvaise farce jouée par le petit neveu à son excellent oncle Louis.
Dès ce moment, M. de Moidieu, procureur général au parlement de Grenoble, se mit en rapport avec
L’avocat général près le sénat de Savoie, pour demande l'extradition de mandrin, au cas où celui-ci rentrerait en savoie. Ce sont les premières poursuites dirigées contre Mandrin en tant que contrebandier. De ces poursuites, celui-ci ne s'inquiétait guère. Durant les mois qui suivent, il parcourt librement avec ses hommes le Dauphiné, la Bresse et le Bugey. Il débite ouvertement ses marchandises de contrebande, il les débite avec succès, car ses prix sont sensiblement inférieurs à ceux que les habitants ont coutume de payer.
 Mandrin établissait son camp dans de fortes positions, sur les hauteurs, où il faisait étaler ses marchandises ; puis, les habitants des environs recevaient l'avis que de belles et bonnes occasions les attendaient auprès des « brigands ». Et le marché se tenait le plus régulièrement du monde, sous la protection des baïonnettes contrebandières.
 Les bourgeoises cossues, les soubrettes coquettes et les fermières endimanchées, pittoresques en leurs coiffes blanches, nouées de rubans de couleur, les dames mêmes et les demoiselles de château venaient sans crainte profiter des « occasions ». Aussi bien, mandrin, beau garçon, bon garçon, bien mis et de « belle humeur », et qui, du jour où il fut devenu chef de bande, affecta systématiquement une extrême politesse, n'avait rien pour les effaroucher. Et les employés des fermes contemplaient de loin le spectacle, avec un ébahissement comique. Mandrin prit pour devise : « s'enrichir en faisant plaisir au public. » il y réussit. Les nobles lui étaient favorables, comme le» paysans.
 Le 25 mars, il se présente aux portes du château de Bournazel, dans les environs de Rodez, où il fut traité galamment. En reconnaissance, Mandrin fit cadeau au châtelain d'un très beau couteau de chasse, dont le descendant du comte de Bournazel a fait hommage à la société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron, laquelle l'a déposé au musée de Rodez. Aux domestiques, Mandrin donnait des  carottes » de tabac suisse. Du Rouergue, le retour au point de départ, la suisse et la Savoie, se fît par le Bugey.



X

deuxième campagne

{6 juin-9 juillet 1754.)

Les mandrins font leur réapparition sous les murs de grenoble. — l'échauffourée du Pont-de-Claix. — ils reviennent en Rouergue et « visitent » Millau. — le meurtre de Saint Rome du Tarn. — marché public a Rodez. — Rignac point extrême de la deuxième campagne. Mandrin disloque ses troupes et reprend le chemin de Savoie. — il s'arrête à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs  où il tue le brigadier Moret. — il rentre en Savoie.